- NLM76Grand Maître
L'expérience que je vis ces derniers jours dans mon enseignement du français en classe de 1re m'interpelle vivement. Sans doute fais-je ici comme souvent, en m'extasiant alors que je ne fais que découvrir l'eau tiède. Mais quand même.
Comme d'habitude, comme tout le monde, j'essaie de leur apprendre à mener une explication de texte à l'oral, à rédiger un commentaire de texte à l'écrit. Mais cette année, je prends beaucoup, beaucoup, plus de temps pour les faire reformuler le cours après se l'être approprié. C'est extrêmement chronophage; cependant j'ai le sentiment que ça n'est pas inutile. Mais je crains que ce sentiment ne soit qu'un sentiment...
En particulier, je m'appuie souvent sur le fait que depuis le Covid, j'ai des explications de texte rédigées sous la main, auxquelles je leur donne accès en plus du cours. Ainsi, par exemple, pour apprendre à introduire une explication de texte, ils ont accès au document que j'ai placé sur lettresclassiques.fr. Ils ont ainsi un exemple sous la main où les articulations du raisonnement sont formulées explicitement. Lundi dernier, avec les 1re technologiques, j'ai procédé ainsi: après leur avoir fait copier la première strophe et le refrain qui était au tableau, je leur ai lu l'introduction qu'ils avaient sous les yeux, constituée uniquement de la position du problème. Je la leur ai reformulée, de façon très schématique, avec force gestes pour essayer placer dans l'espace les différentes étapes du raisonnement, pour qu'ils visualisent leur enchaînement :
- Thème = temps qui passe + amour qui passe (en particulier en utilisant l'image de l'eau d'un fleuve qui coule)
- Certes, ce thème touche les humains (qui voudraient bien que l'amour soit éternel)
- Mais c'est un thème banal, traité déjà par d'innombrables poètes et chanteurs
- Donc, ce qui nous intéresse, c'est d'étudier pourquoi la façon dont Apollinaire a traité ce thème dans "Le Pont Mirabeau" est particulièrement originale (et saisissante) (de sorte que ce poème est l'un des plus célèbres de la poésie française).
J'ai en particulier réduit à tout ce qui n'est pas entre parenthèses dans une deuxième reformulation. Puis je leur ai demandé de reformuler à leur tour, uniquement de mémoire, sans l'aide ni de mon explication rédigée, ni de leurs notes (je les avais d'ailleurs autorisés à n'en pas prendre). Nous avons repris ce travail huit ou neuf fois, en deux heures de cours (en réalité sans doute moins d'une heure et demie, déduction faite de l'introduction et du temps utilisé pour... "la gestion de classe"), en classe entière puis en demi-groupes. J'ai aussi fait le choix, afin qu'ils s'appliquent véritablement à ce travail, et qu'ils y réfléchissent vraiment, de leur imposer un temps de réflexion et de silence préalable les premières fois, et j'ai évalué cette prestation par une micro-note orale sur 1 point.
Eh bien leurs reformulations furent vraiment très intéressantes. D'abord, j'ai cru pouvoir constater un problème de mémoire. Les premiers élèves interrogés ne parvenaient pas à restituer les quatre éléments ci-dessus (et encore moins les 7, si l'on ajoute les précisions entre parenthèses). J'ai marqué mon exigence à cet égard, je les ai entraînés à mémoriser et à visualiser ces 4 éléments. Peu à peu, cela a commencé à venir. Les derniers interrogés ont fini par être capables "d'associer" les quatre éléments en question, dans un ordre logique. Autrement dit, il me semble avoir repéré ici un premier problème : celui de la mémoire, et en particulier de la mémoire ordonnée, qui doit être développée. Si l'on ne travaille pas sur la mémoire, on ne peut pas travailler sur le raisonnement.
Mais il ne s'agit pas en fait seulement d'une mémoire ordonnée, d'éléments qu'il faut être capable d'énumérer. L'autre problème, vous l'avez deviné, parce que vous avez, pour beaucoup, une expérience des élèves assez similaire à la mienne, c'est celle de l'articulation logique de ces idées. Dans le premier groupe que j'ai eu, je n'ai obtenu que l'ébauche d'une ombre d'articulation logique : ces quatre éléments n'étaient pas dans leur esprit tenus par un fil directeur; ou, en tout cas, ils n'étaient pas en mesure de le faire paraître. Comme j'ai eu le second groupe le lendemain, j'ai eu le temps de mieux percevoir leurs difficultés, et je les ai menés à quelque chose d'un tout petit peu plus logique. Nous continuons maintenant ce travail oral à partir de diverses remarques de l'explication.
Que m'apparaît-il ici ? Plein de choses. Mais je m'en tiendrai à l'une d'entre elles pour le moment : quand nous enseignons "idée-argument-exemple", ou "procédé-citation-interprétation", nous induisons ou plutôt nous accompagnons, dans l'état actuel de nos élèves, le plus souvent, une déstructuration, une désarticulation du discours. En leur demandant de formuler clairement clairement de véritables raisonnements (qui se ramènent d'une certaine façon à des syllogismes, et à leur fameux squelette, mais ne s'y réduisent pas), à formuler un véritable discours (un logos), fût-il réduit à quelques phrases, et en refusant de valider de simples énumérations, nous pouvons les aider à progresser. Tout le problème étant d'éviter le pédagogisme qui croit résoudre le problème en suggérant de piocher des "connecteurs logiques" dans une liste à apprendre par cœur.
C'est une première analyse, fort discutable. En tout cas, cette semaine, je suis assez content d'avoir le sentiment d'entamer un peu la terrible déstructuration que je lis dans les copies et que j'entends dans les prestations orales depuis de longues années... même si je crains fort de me rendre compte d'ici peu que la méthode porte en réalité peu de fruits...
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Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- lene75Prophète
Je crains comme toi la chute, mais je suis contente de ne plus être seule. Je pense que plus ce travail sera répété plus il sera fructueux. La limite étant, comme tu le soulignes, le temps que ça prend.
Je travaille beaucoup, dans mon cours, sur ces structures logiques, à différents niveaux, rédaction de l'introduction, de la conclusion ou d'un paragraphe, en instant sur la structure et les formules, mais aussi reprise synthétique de l'argumentation d'un cours de plusieurs heures puis plusieurs semaines. En les obligeant à expliciter les liens d'une idée à une autre. Avec un succès mitigé, mais je l'espère pas nul. J'aimerais avoir plus de temps pour ça, d'autant que pour ma part je n'ai pas de dédoublements. Mon travail n'est donc pas aussi systématique que le tien : j'interroge un seul élève, que les autres peuvent aider, mais je ne fais pas répéter la même chose plusieurs fois par cours (plusieurs cours de suite en revanche, si). J'ai pris mon parti de leur reposer en interro les mêmes questions que celles particulièrement travaillées en classe, ou de les préparer en classe aux questions des interros, ce qui revient au même. On verra lundi ce que ça aura donné ;-) Nos épreuves facilitent la chose puisque l'objectif de l'explication de texte est de dégager la structure argumentative du texte, c'est-à-dire précisément les liens des différents éléments entre eux.
Je travaille beaucoup, dans mon cours, sur ces structures logiques, à différents niveaux, rédaction de l'introduction, de la conclusion ou d'un paragraphe, en instant sur la structure et les formules, mais aussi reprise synthétique de l'argumentation d'un cours de plusieurs heures puis plusieurs semaines. En les obligeant à expliciter les liens d'une idée à une autre. Avec un succès mitigé, mais je l'espère pas nul. J'aimerais avoir plus de temps pour ça, d'autant que pour ma part je n'ai pas de dédoublements. Mon travail n'est donc pas aussi systématique que le tien : j'interroge un seul élève, que les autres peuvent aider, mais je ne fais pas répéter la même chose plusieurs fois par cours (plusieurs cours de suite en revanche, si). J'ai pris mon parti de leur reposer en interro les mêmes questions que celles particulièrement travaillées en classe, ou de les préparer en classe aux questions des interros, ce qui revient au même. On verra lundi ce que ça aura donné ;-) Nos épreuves facilitent la chose puisque l'objectif de l'explication de texte est de dégager la structure argumentative du texte, c'est-à-dire précisément les liens des différents éléments entre eux.
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Une classe, c'est comme une boîte de chocolats, on sait jamais sur quoi on va tomber...
- NLM76Grand Maître
Oui... Si j'ai fait répéter en l'occurrence, c'est que les premières fois, il n'y avait pas l'ombre d'un raisonnement dans ce que proposaient les élèves. Et je n'ai pu me résoudre à m'arrêter sur un constat d'échec. Il y a une chose qui me paraît certaine : ne rien faire ne marche pas. Mais procéder ainsi, en gros, comme un bourin, on recommence jusqu'à ce qu'on y arrive, risque fort de tourner au piétinement sur-place.
Et en même temps, continuer à faire cours comme si de rien n'était, alors que personne ne comprend rien, me paraît intenable.
Et en même temps, continuer à faire cours comme si de rien n'était, alors que personne ne comprend rien, me paraît intenable.
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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- lene75Prophète
J'ai le même problème, en effet.
Ça suppose aussi d'avoir des élèves assez dociles (ou beaucoup d'autorité, ce qui n'est pas mon cas), parce qu'ils peuvent vite avoir l'impression qu'on ne fait rien quand on fait ça. D'où aussi la carotte de l'interro avec les mêmes questions : ça les incite à écouter.
Ça suppose aussi d'avoir des élèves assez dociles (ou beaucoup d'autorité, ce qui n'est pas mon cas), parce qu'ils peuvent vite avoir l'impression qu'on ne fait rien quand on fait ça. D'où aussi la carotte de l'interro avec les mêmes questions : ça les incite à écouter.
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