- AudreyOracle
J'ai assisté aujourd'hui à une séance de ma stagiaire durant laquelle elle a essayé, avec une 4e, d'étudier ce poème...
Je passe les détails, mais la conclusion qu'elle a fait noter aux élèves à la fin du cours était que dans ce texte, grâce à l'emploi du pronom "je", Verlaine s'identifie à Gaspard Hauser.
De mon point de vue, et si je reste proche du texte, ça ne me semble pas si évident...(je précise que je n'ai jamais réfléchi à ce texte avant aujourd'hui)
Pour ceux qui ne connaissent pas le texte, le voici:
Gaspard Hauser chante:
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Le "je" qui s'exprime ici, qui prend en charge la parole, le chant, est Gaspard Hauser. Qu'ensuite, on puisse y superposer la personne de Verlaine me semble devoir être justifié... pour ma stagiaire, cela s'expliquait par le fait que Verlaine était ci, ou ça, qu'il était malheureux, qu'il venait d'être emprisonné, qu'on l'appelait "l'orphelin" (là, je doute... ) bref, par des justifications biographiques mais pas littéraires.
L'ambiguité, à mon sens, peut naître du verbe de parole, justement, "chante", qui évoque le lyrisme et donc le travail poétique, du groupe nominal du dernier vers, "le pauvre Gaspard", sans que l'on puisse trancher aussi nettement que cela, du moins si je m'en tiens au texte et simplement au texte... et c'est cette ambiguité, la question de la voix, qui est intéressante, non? Je me fourvoie totalement?
Ce qui m'ennuie, c'est que pour y voir plus clair, j'ai cherché des manuels qui présenteraient une étude de ce texte, et j'en ai trouvé un, qui justement pose comme une évidence, sans la justifier, le fait que le "je" est celui du poète et développe une explication reposant intégralement sur ce point.
Vous en pensez quoi?
Je passe les détails, mais la conclusion qu'elle a fait noter aux élèves à la fin du cours était que dans ce texte, grâce à l'emploi du pronom "je", Verlaine s'identifie à Gaspard Hauser.
De mon point de vue, et si je reste proche du texte, ça ne me semble pas si évident...(je précise que je n'ai jamais réfléchi à ce texte avant aujourd'hui)
Pour ceux qui ne connaissent pas le texte, le voici:
Gaspard Hauser chante:
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Le "je" qui s'exprime ici, qui prend en charge la parole, le chant, est Gaspard Hauser. Qu'ensuite, on puisse y superposer la personne de Verlaine me semble devoir être justifié... pour ma stagiaire, cela s'expliquait par le fait que Verlaine était ci, ou ça, qu'il était malheureux, qu'il venait d'être emprisonné, qu'on l'appelait "l'orphelin" (là, je doute... ) bref, par des justifications biographiques mais pas littéraires.
L'ambiguité, à mon sens, peut naître du verbe de parole, justement, "chante", qui évoque le lyrisme et donc le travail poétique, du groupe nominal du dernier vers, "le pauvre Gaspard", sans que l'on puisse trancher aussi nettement que cela, du moins si je m'en tiens au texte et simplement au texte... et c'est cette ambiguité, la question de la voix, qui est intéressante, non? Je me fourvoie totalement?
Ce qui m'ennuie, c'est que pour y voir plus clair, j'ai cherché des manuels qui présenteraient une étude de ce texte, et j'en ai trouvé un, qui justement pose comme une évidence, sans la justifier, le fait que le "je" est celui du poète et développe une explication reposant intégralement sur ce point.
Vous en pensez quoi?
- SeiferÉrudit
Depuis quand en littérature le "je" de l'oeuvre est l'auteur ? Je ne dis pas que ça n'existe pas, mais là, vu comme ça (sans m'être penché dessus non plus), je ne vois aucune raison de dire qu'il s'identifie à lui. Que le poète se mette à la place d'un personnage, soit, pas plus. Non ?
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De tout cimetière naît un champ de fleurs.
- AudreyOracle
Voilà, c'est bien mon souci: le lyrisme n'implique pas que "je"= le poète.
Mais avoir vu ça sous la plume de collègues agrégés auteurs d'un manuel sous la direction d'une IA-IPR me chiffonne...
Mais avoir vu ça sous la plume de collègues agrégés auteurs d'un manuel sous la direction d'une IA-IPR me chiffonne...
- NadejdaGrand sage
D'accord avec toi.
C'est marrant, d'ailleurs : en lisant trop vite ton sujet, je me disais qu'à la limite cette lecture aurait été davantage justifiée si l'auteur de ce poème avait été Rimbaud. Rimbaud tel qu'il aimait se présenter, bien sûr...
Comme tu dis, le lyrisme passe d'abord par un travail de désubjectivation, de défiguration. Cf. Figures du sujet lyrique qui explique très bien tout ce processus.
Il me semble plus intéressant d'étudier le choix de Gaspard Hauser, figure déjà un peu mythique à l'époque.
C'est marrant, d'ailleurs : en lisant trop vite ton sujet, je me disais qu'à la limite cette lecture aurait été davantage justifiée si l'auteur de ce poème avait été Rimbaud. Rimbaud tel qu'il aimait se présenter, bien sûr...
Comme tu dis, le lyrisme passe d'abord par un travail de désubjectivation, de défiguration. Cf. Figures du sujet lyrique qui explique très bien tout ce processus.
Il me semble plus intéressant d'étudier le choix de Gaspard Hauser, figure déjà un peu mythique à l'époque.
- AudreyOracle
Ok, vous me rassurez... J'ai tellement peur de donner l'impression à ma stagiaire que je la reprends toujours sur le contenu de ses cours que j'en viens à douter de moi...
- User5899Demi-dieu
Par principe, étudier un texte est assez différent de psychologiser un homme.
Rien à ajouter à ce qui a été dit. L'explication de ta stagiaire est pour moi de la même eau que celles qui veulent coller un nom propre et un état civil à "Mon enfant, ma soeur"
Rien à ajouter à ce qui a été dit. L'explication de ta stagiaire est pour moi de la même eau que celles qui veulent coller un nom propre et un état civil à "Mon enfant, ma soeur"
- AudreyOracle
Ce qui est sidérant, c'est quand même de lire ce genre de truc dans un manuel...
- User5899Demi-dieu
Les approches biographiques sont les plus simplistes, elles dispensent de lire. Pas étonnant qu'elles soient si fréquentes, tu sais...Audrey a écrit:Ce qui est sidérant, c'est quand même de lire ce genre de truc dans un manuel...
- ysabelDevin
Bon, ben je n'ai rien à ajouter
si quand même : le lyrisme, c'est la fictionnalisation du "Je" pour faire vite... (Logique des genres littéraires, Kate Hamburger)
si quand même : le lyrisme, c'est la fictionnalisation du "Je" pour faire vite... (Logique des genres littéraires, Kate Hamburger)
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« vous qui entrez, laissez toute espérance ». Dante
« Il vaut mieux n’avoir rien promis que promettre sans accomplir » (L’Ecclésiaste)
- IphigénieProphète
Voui.
Ce je est assez universel en fait et Gaspard- non le Gaspard réel d'ailleurs (dont bon, hein????) est ici travaillé comme une figure christique.
Après qu'avec des quatrièmes on simplifie en évoquant le parcours tumultueux de l'auteur pour expliquer pourquoi il s'empare de ce personnage ne me choque pas autant que vous: on n'est pas dans une leçon d'agreg non plus.
Sauf évidemment à ne faire que ça et psychologiser toute l'explication, oeuf corse.
Ce poème a été chanté par Moustaki, au passage.
Au passage, le "je " est d'autant moins identifiable que le poème parle justement de la perte d'identité...(voir le passage à la trosième personne au dernier vers: "je est autre...." )
Ce je est assez universel en fait et Gaspard- non le Gaspard réel d'ailleurs (dont bon, hein????) est ici travaillé comme une figure christique.
Après qu'avec des quatrièmes on simplifie en évoquant le parcours tumultueux de l'auteur pour expliquer pourquoi il s'empare de ce personnage ne me choque pas autant que vous: on n'est pas dans une leçon d'agreg non plus.
Sauf évidemment à ne faire que ça et psychologiser toute l'explication, oeuf corse.
Ce poème a été chanté par Moustaki, au passage.
Au passage, le "je " est d'autant moins identifiable que le poème parle justement de la perte d'identité...(voir le passage à la trosième personne au dernier vers: "je est autre...." )
- NLM76Grand Maître
Je suis assez d'accord avec vous. Et en même temps, ce que dit ta stagiaire n'est pas complètement faux. Il y a une distance entre le "je" réel et le "je" de l'auteur. Et en même temps... ce qui fait qu'on est touché par un texte, c'est aussi qu'on a le sentiment que l'auteur a vécu "authentiquement " ce qu'il raconte, même si cette authenticité ne relève pas de la biographie. L'intégrisme dans ce domaine est une erreur : le "je" de l'auteur a à voir avec le "je" lyrique". En l'occurrence, le jeu des je — pardonnez — est ici me semble-t-il particulièrement intéressant.
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- doctor whoDoyen
Pour le coup, ici, le locuteur est identifié et explicitement fictif. Pas d'identification possible sans passer par la biographie, mais à ce moment-là, on explique la biographie, et pas le texte.
(Et c'est un ardent défenseur de l'histoire littéraire biographique qui parle...)
(Et c'est un ardent défenseur de l'histoire littéraire biographique qui parle...)
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Mon blog sur Tintin (entre autres) : http://popanalyse.over-blog.com/
Blog pédagogique : http://pedagoj.eklablog.com
- NLM76Grand Maître
Non, je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas la peine d'avoir vécu réellement qqch pour le vivre authentiquement, pour l'écrire comme si on l'avait vécu. Ainsi, Verlaine écrit "Gaspard Hauser chante" au présent de l'indicatif. Là il chante, par ma voix, qui est aussi la sienne.
C'est d'ailleurs un peu ce que raconte Dominique Casajus dans L'Aède et le Troubadour où il évoque la tradition de la poésie touarègue. Le poète, dans cette tradition, ne dit pas ses poèmes directement à son public : il forme des diseurs en leur enseignant ses poèmes. Ces diseurs les récitent ensuite sous telle ou telle tente, très loin de son auteur. Le public ne sait rien de l'auteur, sinon ce qu'il en entend dans ses poèmes. De sorte qu'il peut s'imaginer qu'il a vécu ce qu'il raconte, alors qu'il sait bien que le diseur, lui, utilise un "je" d'emprunt. Ainsi, il est fréquent qu'on s'exclame dans le public "le pauvre !" Il faut que le lecteur croie à la vérité de ce qu'il lit.
Je tiens des propos assez embrouillés : c'est que cette affaire est très enchevêtrée, toujours, entre la fiction et la vérité (voyez Hésiode, au début de la Théogonie), entre "je" et les personnages fictifs (voyez les fameux propos de Rimbaud, de Flaubert). On ne peut certes pas dire "Verlaine, c'est Gaspard Hauser". On ne peut pas dire non plus "Verlaine, ce n'est pas GH". Ou plutôt il faut absolument dire que c'est les deux en même temps.
C'est d'ailleurs un peu ce que raconte Dominique Casajus dans L'Aède et le Troubadour où il évoque la tradition de la poésie touarègue. Le poète, dans cette tradition, ne dit pas ses poèmes directement à son public : il forme des diseurs en leur enseignant ses poèmes. Ces diseurs les récitent ensuite sous telle ou telle tente, très loin de son auteur. Le public ne sait rien de l'auteur, sinon ce qu'il en entend dans ses poèmes. De sorte qu'il peut s'imaginer qu'il a vécu ce qu'il raconte, alors qu'il sait bien que le diseur, lui, utilise un "je" d'emprunt. Ainsi, il est fréquent qu'on s'exclame dans le public "le pauvre !" Il faut que le lecteur croie à la vérité de ce qu'il lit.
Je tiens des propos assez embrouillés : c'est que cette affaire est très enchevêtrée, toujours, entre la fiction et la vérité (voyez Hésiode, au début de la Théogonie), entre "je" et les personnages fictifs (voyez les fameux propos de Rimbaud, de Flaubert). On ne peut certes pas dire "Verlaine, c'est Gaspard Hauser". On ne peut pas dire non plus "Verlaine, ce n'est pas GH". Ou plutôt il faut absolument dire que c'est les deux en même temps.
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Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- doctor whoDoyen
nlm76 a écrit:Non, je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas la peine d'avoir vécu réellement qqch pour le vivre authentiquement, pour l'écrire comme si on l'avait vécu. Ainsi, Verlaine écrit "Gaspard Hauser chante" au présent de l'indicatif. Là il chante, par ma voix, qui est aussi la sienne.
C'est d'ailleurs un peu ce que raconte Dominique Casajus dans L'Aède et le Troubadour où il évoque la tradition de la poésie touarègue. Le poète, dans cette tradition, ne dit pas ses poèmes directement à son public : il forme des diseurs en leur enseignant ses poèmes. Ces diseurs les récitent ensuite sous telle ou telle tente, très loin de son auteur. Le public ne sait rien de l'auteur, sinon ce qu'il en entend dans ses poèmes. De sorte qu'il peut s'imaginer qu'il a vécu ce qu'il raconte, alors qu'il sait bien que le diseur, lui, utilise un "je" d'emprunt. Ainsi, il est fréquent qu'on s'exclame dans le public "le pauvre !" Il faut que le lecteur croie à la vérité de ce qu'il lit.
Je tiens des propos assez embrouillés : c'est que cette affaire est très enchevêtrée, toujours, entre la fiction et la vérité (voyez Hésiode, au début de la Théogonie), entre "je" et les personnages fictifs (voyez les fameux propos de Rimbaud, de Flaubert). On ne peut certes pas dire "Verlaine, c'est Gaspard Hauser". On ne peut pas dire non plus "Verlaine, ce n'est pas GH". Ou plutôt il faut absolument dire que c'est les deux en même temps.
C'est vrai, notamment la remarque en gras. Il s'agit d'une sorte de performance quasi-théâtrale où le locuteur figure la parole d'un personnage absent.
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Mon blog sur Tintin (entre autres) : http://popanalyse.over-blog.com/
Blog pédagogique : http://pedagoj.eklablog.com
- User5899Demi-dieu
Ah mais que le prolongement de la lecture aille en ce sens, je suis d'accord, et d'ailleurs, je ne peux qu'être d'accord avec "le plaisir du texte". Mais bon, il y a la lecture et sa résonnance.nlm76 a écrit:Je suis assez d'accord avec vous. Et en même temps, ce que dit ta stagiaire n'est pas complètement faux. Il y a une distance entre le "je" réel et le "je" de l'auteur. Et en même temps... ce qui fait qu'on est touché par un texte, c'est aussi qu'on a le sentiment que l'auteur a vécu "authentiquement " ce qu'il raconte, même si cette authenticité ne relève pas de la biographie. L'intégrisme dans ce domaine est une erreur : le "je" de l'auteur a à voir avec le "je" lyrique". En l'occurrence, le jeu des je — pardonnez — est ici me semble-t-il particulièrement intéressant.
- AudreyOracle
Merci pour vos réponses!
On en revient donc à ce que je disais: un des aspects à étudier dans ce texte est la superposition des voix, la question de l'identité du "Je"... ce qui, sans rentrer dans le détail, n'a pas été fait et simplement posé dans la conclusion comme un évidence avec cet "argument" exposant que Verlaine était appelé "l'orphelin".
On en revient donc à ce que je disais: un des aspects à étudier dans ce texte est la superposition des voix, la question de l'identité du "Je"... ce qui, sans rentrer dans le détail, n'a pas été fait et simplement posé dans la conclusion comme un évidence avec cet "argument" exposant que Verlaine était appelé "l'orphelin".
- IphigénieProphète
Ce qui est intéressant, troublant, émouvant dans ce poème c'est justement le dépouillement: de l'écriture, du vocabulaire, de soi même: c'est tout le mouvement du poème, il me semble.
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