- JohnMédiateur
A l'occasion de l'exposition "Manet, l'inventeur du moderne", Philippe Lançon, dans Libération du 18/19 juin 2011, cite Gide, Gautier, Baudelaire, Zola, Huysmans, les Goncourt, Mallarmé, Paul Valéry, Proust, Céline, André Malraux, Georges Bataille, Michel Foucault, Elie Faure, Philippe Sollers, Jean-Paul Aron, Michel Déon et Olivier Rolin. Leur point commun ? Tous ont évoqué Manet, et Lançon cite quelques lignes de chacun d'entre eux à cette occasion.
L'article de quatre pages pourra intéresser les enseignants qui abordent les relations entre l'art et la littérature aux 19e et 20e siècles.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- SandyrinaHabitué du forum
Merci pour le tuyau !!!! Je fonce chez mon libraire...demain!
- TournesolÉrudit
Ben, demain, ce sera trop tard, non ?
Moi j'ai foncé chez tous les libraires que je connaissais hier en fin d'après-midi : plus rien !... :colere:
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J'habite près de mon silence
à deux pas du puits et les mots
morts d'amour doutant que je pense
y viennent boire en gros sabots
comme fantômes de l'automne
mais toute la mèche est à vendre
il est tari le puits, tari.
(G. Perros)
Vis comme si tu devais mourir demain, apprends comme si tu devais vivre toujours. (Gandhi)
- SachatNiveau 6
Manet, inventeur du Moderne
Musée d’Orsay, 75007 Paris. Jusqu’au 17 juillet. Rens. : www.musee-orsay.fr
En mai 1905, un collectionneur dit à Gide devant une femme de Manet : «Ça, c’est le portrait d’une femme du monde. Remarquez-vous la main canaille ? Savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’elle vient en avant. Regardez sur la photographie ; moi, j’ai remarqué ça. Quand une femme met une main devant elle, eh bien, vous remarquerez : la main paraît trop grosse. Manet a compris ça tout de suite, lui ! Non, voyez-vous, ce n’est pas devant la nature ; non, c’est dans la nature. Manet, c’est la Nature. Et tenez ! Cette femme décolletée, ça vit, ça respire ! Cette gorge… on désire cette gorge… quand on aime les gorges.»
Tous les écrivains devraient écrire sur Manet, même quand ils ne le comprennent pas. Ça les rend vivants, intelligents. Son allure et son art les fouettent, les élèvent : c’est le génie muet de l’ironie du monde. Tous les écrivains devraient le suivre, beaucoup l’ont fait. L’exposition que lui consacre le musée d’Orsay (1) permet, tableaux dans l’œil, de musarder dans leurs écrits.
Ses contemporains, d’abord : Gautier, Baudelaire, Zola, Huysmans, les Goncourt, Mallarmé. Puis les autres, jusqu’à Michel Déon (Lettres de château), Philippe Sollers (articles divers), Olivier Rolin (Un chasseur de lions). Chemin faisant, au XXe siècle, quatre auteurs installent en relais sa «modernité» : Valéry, Malraux, Bataille, Foucault. C’est le grand chant de la destruction de l’illusion et du sujet. Foucault, Tunis, 1971 : «Ce que Manet a fait, c’est de faire ressurgir, en quelque sorte, à l’intérieur même de ce qui était représenté dans le tableau, ces propriétés, ces qualités ou ces limitations matérielles de la toile que la peinture, que la tradition picturale, avaient eu jusque-là en quelque sorte pour mission d’esquiver et de masquer.»
«Une délicatesse si légère»
Mais Zola, le naturaliste Zola, l’avait déjà presque annoncé. Pour les peintres, écrit-il à propos de Manet en 1867, «le sujet est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme, modelée à grands pans de lumière.» Bref, ce qu’il faut voir dans le tableau, c’est le tableau. Foucault le démonte, un siècle plus tard, en analysant son double éclairage, intérieur et extérieur. Manet fait rêver les descriptions.
Le point de vue «moderne» culmine, en 1983, lors de la considérable rétrospective organisée au Grand Palais par Françoise Cachin. Jean-Paul Aron ne clôt pas par hasard son pamphlet contre la cuistrerie de la modernité, baptisé «les Modernes», par l’évocation de l’expo. «Tout, chez Manet, détonne : le peu, le bref, le silence. Tout est incartade, hantise de notre modernité.» Aron conclut : «Dans le froid qui s’érige en condition d’existence permanente des sociétés et des cultures, l’humanité se doit, pour retarder sa mort physique, d’aménager des serres.» Par exemple, celles de Manet. Aron meurt du sida cinq ans plus tard. Manet malade peint des fleurs pour s’envelopper dans un linceul de peinture pure. L’artiste qui ouvre la «modernité» devient celui qui peut en préserver.
L’exposition d’aujourd’hui, organisée par Stéphane Guégan, n’a pas la dimension de celle de 1983. Elle n’en a ni la prétention ni la volonté. Des œuvres essentielles ne sortent plus de leurs musées. Il aurait fallu plus de deux ans - le temps de préparation - pour en obtenir d’autres. Restent les chefs-d’œuvre maison (Olympia, le Balcon, le Déjeuner sur l’herbe, Lola de Valence, Berthe Morisot…) et quelques merveilles venues d’ailleurs, parmi lesquelles le Petit Lange de Kalrsruhe, la Maîtresse de Baudelaire de Budapest, la Chanteuse des rues de Boston, la Gitane à la cigarette de Princeton, le Torero mort de Washington, les Bulles de savon de Lisbonne, la Liseuse de Chicago, l’Amazone de Madrid.
Partout, cette inquiétante élégance que Zola célèbre en précisant : «Cela serait même trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l’empreinte de son austérité.» La beauté est un mélange de ravissement, de distance, de naturel et de sévérité. Stéphane Guégan, qui publie chez Gallimard une biographie fouillée de son ami Théophile Gautier, a voulu sortir Manet des homélies sur la modernité. Nul autre ne les a remplacées : on est dans une période sans éclat, entre murmure des traditions et bricolage intellectuel. Le regard ne va pas loin, il détaille mieux. L’esprit de l’expo est celui, enthousiaste et syncrétique, d’Elie Faure évoquant Manet : «Peinture révolutionnaire osant, pour revenir aux sources et y retremper l’art de peindre, supprimer quelques-unes de ses plus profondes conquêtes afin de l’établir dans des positions plus neuves et de renouer la tradition.»
Pied de nez à Fukuyama
Dans un parcours thématique à nuances chronologiques que l’étroitesse d’Orsay rend circulaire et alambiqué, le commissaire souligne la diversité des influences et des œuvres de Manet, les façons dont il transforme et dépasse tout ce qu’il touche : l’Espagne, le catholicisme, l’impressionnisme, la mondanité, le plaisir, les femmes, les choses, l’Histoire. On suit Manet de thème en thème, depuis son passage conflictuel dans l’atelier de Thomas Couture jusqu’aux splendides bouquets finaux.
La dernière des neuf stations, intitulée «La fin de l’Histoire» est un pied de nez aux conneries de Fukuyama, destiné à rappeler que Manet fut au contraire installé en Elle : il peignit, entre autres, le portrait du communard Henri Rochefort et, deux fois, son évasion du bagne par la mer. Tableaux impressionnistes, l’un en plan large, l’autre en plan serré, où les touches de mer envahissent tout. Dans la barque, Rochefort à moustache ressemble à Charlot. C’est un héros du peuple, qui annonce les temps modernes. «Vous voyez Staline devant un Manet, vous voyez Hitler devant un Manet, vous voyez Franco devant un Manet, vous voyez le maréchal Pétain devant un Manet ? Tous ces sinistres criminels. Il y a un message politique très clair de Manet dans l’Exécution de Maximilien et l’Exécution des communards. On va à la mort de masse froide, indifférente, ce n’est pas la guillotine, il n’y a aucun effet mélodramatique dans sa peinture.» Philippe Sollers, l’Infini, printemps 2011.
En 1955, avant Sollers, Bataille l’écrit déjà à propos de l’Exécution de Maximilien (l’œuvre de Manheim n’est malheureusement pas venue, on se contente de celle, inférieure et d’une indifférence plus floue, de Boston) : «Ce tableau rappelle étrangement l’insensibilisation d’une dent : il s’en dégage une impression d’engourdissement envahissant, comme si un habile praticien avait pratiquécomme à l’habitudeet consciencieusement ce précepte premier : "Prends l’éloquence et tords-lui le cou".» Sollers conclut : «Le portrait, que vous avez de Berthe Morisot en 1872, c’est un portrait de deuil de la Commune et, en même temps, l’espérance !»
La place du petit chien
Observant ce portrait de Berthe en 1932, Valéry s’extasie devant le noir, «le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et des brides de ce petit chapeau mêlées de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n’appartient qu’à Manet». On le trouve avec le Balcon, dans la cinquième station, intitulée «Promesses d’un visage». Le regard de la peintre amie du peintre est légèrement asymétrique, pensif, amusé, distrait, absent : tous les adjectifs s’y engouffrent, comme les rats suivent le joueur de flûte. Aucun ne le rejoint. A Berthe, il ne manque qu’un petit chien, comme dans les tableaux de Vélasquez. Il fixerait l’orgueil de la promesse non tenue. Manet n’en a plus besoin. C’est Louis-Ferdinand Céline qui l’explique. En exil au Danemark, il écrit à l’actrice Marie Bell, le 17 décembre 1948 : «Je prendrais bien une place de petit chien chez toi. Je te lécherais quand tu serais triste. Mais tu es comme les autres, enchaînée à ton bidet porphyre, tes Manet et ton boudoir… Tu seras le désir assassiné.» En regardant les femmes de Manet, on sent la place du petit chien : c’est la nôtre.
Les femmes de Manet sont le désir assassiné, ou plutôt éloigné. Elles nous regardent avec tendresse, amusement, supériorité, indifférence, avec une sorte de fidélité distante, qui passe par le négligé des caresses. Le petit chien est mort, il a sauté hors du tableau. Sa place est celle de la modernité : devant l’œuvre, soumis au sucre du discours. Il bouge la queue, il tire la langue, il attend, tout a disparu, plus rien d’autre n’existe que l’art et les causeries sur l’art. Valéry : «Les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates, que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer qui est au musée de La Haye. Mais ici, l’exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite, et veut agir avant la mort de l’impression.»
La deuxième station de l’exposition est baptisée «Le moment Baudelaire». Elle assemble, autour du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia qui la ferme, quelques chefs-d’œuvre venus d’ailleurs : la Maîtresse de Baudelaire (1862), la Chanteuse des rues (1862), la Négresse (1862). D’Olympia et du scandale qu’elle provoqua, la duchesse de Guermantes dit dans la Recherche : «Mais enfin, l’autre jour j’ai été avec la grande duchesse au Louvre, nous avons passé devant l’Olympia de Manet. Maintenant, personne ne s’en étonne plus. Ça a l’air d’une chose d’Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n’aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu’un. Sa place n’est peut-être pas tout à fait au Louvre.» Et cette snob de Madame de Cambremer : «C’est très curieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! Les cathédrales !» Plus tard, la comtesse Greffulhe, voulant parler à Cocteau du Bar des Folies Bergère, tableau analysé par Foucault, lui parle du «Bar de l’Olympia».
Puissance animale
Baudelaire est intelligent, il est l’ami de Manet et il a onze ans de plus que lui. Il meurt en 1867, à l’orée de la gloire contestée du peintre. Ses poèmes en vers et en prose, ses textes critiques, en particulier le Peintre et la vie moderne, consacré à Constantin Guys, révèlent à merveille le travail de Manet. Mais ils n’en parlent jamais. Baudelaire ne consacre que quelques paragraphes sans grand intérêt à ses eaux-fortes, et, comme Manet se plaint d’être conspué, lui écrit : «Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner? On s’est bien moqué d’eux cependant? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirais que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche, et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art.» Son génie correspond à celui de Manet. Son talent le voit mal.
Il y a quand même le quatrain qui accompagne Lola de Valence, peinte et lithographiée par Manet : «Entre tant de beautés que partout on peut voir,/ Je comprends bien, amis, que le désir balance ; / Mais on voit scintiller en Lola de Valence/ Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.» Lola était une danseuse dont la visite avait en 1862 animé Paris. Le tableau de Manet dégage une puissance animale : Lola est un oiseau coloré et trapu. Ses ballerines sont roses et elle porte au bras un bijou noir.
Autre violent plaisir, voir à Paris l’extraordinaire portrait de Jeanne Duval, dont la présence irrigue les Fleurs du Mal. La maîtresse de Baudelaire était une métisse aux cheveux noirs éclatants, presque bleus, à la «gorge aiguë», aux grands yeux noirs. Pascal Pia, biographe de Baudelaire, rappelle qu’elle était «sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide». C’est cette femme qu’aima éperdument l’un des hommes les plus intelligents et raffinés de son temps. Il l’a fort bien expliqué : «Il y a des gens qui rougissent d’avoir aimé une femme, le jour qu’ils s’aperçoivent qu’elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d’un bas-bleu. La bêtise est souvent l’ornement de la beauté ; c’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes !»
Manet a passé la Duval au four de Vélasquez : son portrait, c’est l’avalanche d’une robe. Monstrueuse, elle est surmontée d’une vilaine tête sauvage, dégénérée, poudrée, une tête de poupée primitive et diabolique. Le tissu hémorragique étouffe l’œil et la toile. Bataille la voit autrement : «La Maîtresse de Baudelaire […] à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelle où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. Baudelaire aima de tels tableaux, mais se laissa peut-être aimer plus qu’il n’aima.»
Le tableau côtoie le Déjeuner sur l’herbe, toujours visible à Orsay. Il est au cœur du parcours imposé de la modernité, sur la ligne de tramway Malraux-Bataille. On le regardera en lisant non seulement Proust, mais un texte plus léger de Michel Déon, dans Lettres de château. Déon décrit l’extraordinaire attraction physique que continue de provoquer le tableau. Si, dans n’importe quelle salle de musée, un Manet attire l’œil aussitôt, dans une salle pleine de Manet, c’est le Déjeuner qui s’impose : il «crée un trouble dont on pouvait se croire immunisé, et peut-être est-ce le regret d’avoir manqué une scène pareille. Le vrai scandale n’est pas la femme nue au premier plan, mais que ses deux compagnons soient, eux, on ne peut plus habillés. Nus aussi, ils intrigueraient à peine. Entre amis, Manet appelait son tableau : la Partie carrée. Oui, qu’attendent-ils, ces deux gandins, pour s’offrir le plaisir de leurs vies de jouisseur.» C’est justement le coup de génie de Manet : ils n’attendent rien. Leur désir est là, flottant, suspendu à une caresse de la môme néant, comme une blague dont on ne connaîtra jamais la fin. Et le regard meurt dans les yeux comme le sourire sur les lèvres.
Angelina n’est pas jolie
La quatrième station est une sorte d’antichambre baptisée «Du Prado à l’Alma». On y trouve quelques-uns des plus beaux portraits de Manet, parmi les plus simples. On est en 1865. Le peintre revient de son voyage en Espagne, sept jours soigneusement mis au point pour se réveiller l’œil. Deux ans plus tard, avec l’argent de sa mère, il construit son atelier avenue de l’Alma. En Espagne, comme George Orwell plus tard, Manet supporte mal la cuisine à l’huile. A Madrid, il s’enferme au Prado. Trois peintres le retiennent, dans cet ordre : Vélasquez, le Greco, Goya. Le pays qui a bouté Napoléon est à la mode depuis l’époque romantique.
Vingt ans avant, son ami Théophile Gautier a décrit les merveilles du Prado dans son Voyage en Espagne (suite d’articles réunis en livre), et en particulier les «fantômes de Goya». Angelina (1865, Orsay), mi-veuve de province mi-Célestine, avec son œil gauche de travers et son éventail, est un fantôme de Goya. Sa mantille, Gautier en a fait la sociologie : «On voit très peu de chapeaux de femmes au Prado ; à l’exception de quelque galette jaune soufre, qui ont dû autrefois orner des ânes instruits, il n’y a que des mantilles. La mantille espagnole est donc une vérité […] ; elle est en dentelles noires ou blanches, plus habituellement noires, et se pose à l’arrière de la tête sur le haut du peigne ; quelques fleurs placées sur les tempes complètent cette coiffure qui est la plus charmante qu’on se puisse imaginer. Avec une mantille, il faut qu’une femme soit laide comme les trois vertus théologales pour ne pas paraître jolie.»
Angelina est laide comme ces trois vertus, mais, si elle n’est pas jolie, sa laideur est belle : masculine, bosselée, tordue comme une gueule de chien malheureux et stoïque. Un tissu rose lui sert de fleur au-delà de la tempe droite. A la main, son éventail. Gautier : «Une femme sans éventail est une chose que je n’ai pas encore vue en ce bienheureux pays ; j’en ai vu qui avaient des souliers de satin sans bas, mais elles avaient un éventail ; l’éventail les suit partout, même à l’église où vous rencontrez des groupes de femmes de tout âge, agenouillées ou accroupies sur leur talon, qui prient et s’éventent avec ferveur, entremêlant le tout de signes de croix espagnols qui sont beaucoup plus compliqués que les nôtres, et qu’elles exécutent avec une précision et une rapidité dignes de soldats prussiens.»
Gautier décrit le folklore, Manet peint au-delà. La bigote en mantille, passée par la crypte de Goya et vernie de circonspection, rejaillit en créature interdite, au quant-à-soi, sans que jamais la psychologie, la sociologie, la couleur locale, le cliché, puissent résumer, ni même définir ce qu’on voit. C’est pourquoi tant d’écrivains aiment Manet : ses créatures permettent tous les romans, toutes les théories, du moment qu’ils paraissent inventer quelque chose. Apothéose d’une virginité cultivée. Gautier comprend mal cette évolution de l’ami Manet. Il a aimé ses figures espagnoles. Il n’aime plus ses peaux tristes, ses maladresses volontaires de proportion et de perspective, ses cadrages coupants. Et il n’est pas, comme Baudelaire, mort assez tôt pour qu’on puisse attribuer ce malentendu au manque de temps.
En 1868, il se demande s’il n’est pas trop vieux pour comprendre ce «héros du réalisme», lui, l’«ancienne chevelure romantique déjà mêlée de fils d’argent». Cette figure de style effectuée, il attaque: «Est-ce à dire qu’il n’y ait absolument rien dans la peinture de M. Manet ? Il a une qualité qui donne à sa moindre toile un cachet reconnaissable : l’unité absolue du ton local […]. Ce parti pris prête de loin un certain air magistral aux figures peintes ou plutôt ébauchées par l’artiste. Ce procédé ne lui appartient pas ; il vient de Vélasquez, et surtout de Goya, auquel M. Manet emprunte ses lumières plâtreuses et ses ombres couleur de cirage. Mais ce qu’il n’a pas pris au fougueux peintre espagnol, si dangereux modèle d’ailleurs, c’est la verve, l’esprit, l’invention inépuisable et la puissance fantastique qu’il déploie.» Gautier voit le métier, il ignore la révolution.
L’enfant se pend
A côté d’Angelina, il y a le célèbre Fifre (1866) que célèbre Zola et les Bulles de savon (1867). Ajoutons quelques tableaux absents, l’Enfant aux cerises, le Gamin au chien : voilà les gosses qui servent de modèles à Manet. Ils ont le regard habituel de ses créatures : un peu dur, un peu absent, très vif et froid, regardant au-delà du spectateur qui les regarde tout en l’ayant percé. Notre manque d’imagination ne peut les domestiquer. Dans un poème en prose de 1864 dédié à Manet, la Corde, Baudelaire fait parler le peintre, anonymement : «Dans un quartier reculé que j’habite et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments, j’observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. Il a posé plus d’une fois pour moi, et je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d’épines, les clous de la Passion et la torche d’Eros.»
Malgré sa gaîté, l’enfant a«des crises singulières de tristesse précoce». Il boit l’alcool et mange les bonbons du peintre, qui menace de le renvoyer chez ses parents. Un jour, rentrant à l’atelier, il le découvre pendu. La mère veut récupérer la corde, non par amour, mais pour la vendre, par petits morceaux, à ses voisins superstitieux : «Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle, et par quel commerce elle entendait se consoler.» Après ça, il est difficile de regarder les enfants de Manet sans les imaginer pendus à un clou dans l’atelier.
D’autant qu’en 1859, il a bien vécu cette histoire dans son atelier de la rue de Douai. Il avait 27 ans. Ça le bouleversa au point de déménager. L’introduction du texte, dans la bouche du peintre, mérite d’être citée : «Les illusions - me disait mon ami - sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, le fait réel.» Ce bizarre sentiment est celui qu’inspirent la plupart des portraits de Manet.
Finissons par les femmes, une asperge, l’image de l’artiste. La galerie de portraits féminins, dans la septième station, révèle la vie mondaine et sensuelle de l’époque. Des femmes lisent, badinent, se font draguer, posent, se lavent nues. Certaines sont des bourgeoises, d’autres jaillissent du théâtre, des bals, des bars. Huysmans, 1879 : «Un des premiers, Manet s’est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines ; un des premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s’ébattent, en pirouettant, des danseuses vêtues de gaze. Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d’épidermes en baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin.»
«Un côté canaille»
Avant sa mort, Manet peint des natures mortes. A un collectionneur, Charles Ephrussi, il vend un tableau représentant des asperges et lui en offre un petit, ici présent, où il n’en peint qu’une seule en disant : «Il en manquait une à la botte.» On retrouve ces asperges chez Proust, dans leCôté de Guermantes. Le duc de Guermantes dit : «Swann avait le toupet de nous faire acheter une botte d’asperges. […] Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Esltir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous aimer cela.» Plus tard, l’asperge unique devient l’emblème de la modernité. Malraux : «Manet pose une asperge sur une table. Certaine asperge sur une certaine table. Il commence à peindre. Ni pour imiter une asperge ni pour la faire entrer dans un autre monde héritier de l’irréel. Sa première esquisse n’est pas une esquisse de l’Asperge, mais le début d’une prospection.»
Il y a, enfin, un portrait de Manet par Fantin-Latour. Il vient de Chicago. On voit la classe de l’homme, à 35 ans. Sa canne, son haut-de-forme, sa barbe, son assise, sa simplicité. Manet aimait le boulevard, les femmes, les mots d’esprit, le café Tortoni. Mallarmé, son plus intime ami, après sa mort, le décrit dans son style elliptique et chantourné : «Mais, parmi le déboire, une ingénuité virile de chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. Bref, railleur à Tortoni, élégant ; en atelier, la furie qui le ruait sur la toile vide, confusément, comme si jamais il n’avait peint.»
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Musée d’Orsay, 75007 Paris. Jusqu’au 17 juillet. Rens. : www.musee-orsay.fr
En mai 1905, un collectionneur dit à Gide devant une femme de Manet : «Ça, c’est le portrait d’une femme du monde. Remarquez-vous la main canaille ? Savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’elle vient en avant. Regardez sur la photographie ; moi, j’ai remarqué ça. Quand une femme met une main devant elle, eh bien, vous remarquerez : la main paraît trop grosse. Manet a compris ça tout de suite, lui ! Non, voyez-vous, ce n’est pas devant la nature ; non, c’est dans la nature. Manet, c’est la Nature. Et tenez ! Cette femme décolletée, ça vit, ça respire ! Cette gorge… on désire cette gorge… quand on aime les gorges.»
Tous les écrivains devraient écrire sur Manet, même quand ils ne le comprennent pas. Ça les rend vivants, intelligents. Son allure et son art les fouettent, les élèvent : c’est le génie muet de l’ironie du monde. Tous les écrivains devraient le suivre, beaucoup l’ont fait. L’exposition que lui consacre le musée d’Orsay (1) permet, tableaux dans l’œil, de musarder dans leurs écrits.
Ses contemporains, d’abord : Gautier, Baudelaire, Zola, Huysmans, les Goncourt, Mallarmé. Puis les autres, jusqu’à Michel Déon (Lettres de château), Philippe Sollers (articles divers), Olivier Rolin (Un chasseur de lions). Chemin faisant, au XXe siècle, quatre auteurs installent en relais sa «modernité» : Valéry, Malraux, Bataille, Foucault. C’est le grand chant de la destruction de l’illusion et du sujet. Foucault, Tunis, 1971 : «Ce que Manet a fait, c’est de faire ressurgir, en quelque sorte, à l’intérieur même de ce qui était représenté dans le tableau, ces propriétés, ces qualités ou ces limitations matérielles de la toile que la peinture, que la tradition picturale, avaient eu jusque-là en quelque sorte pour mission d’esquiver et de masquer.»
«Une délicatesse si légère»
Mais Zola, le naturaliste Zola, l’avait déjà presque annoncé. Pour les peintres, écrit-il à propos de Manet en 1867, «le sujet est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme, modelée à grands pans de lumière.» Bref, ce qu’il faut voir dans le tableau, c’est le tableau. Foucault le démonte, un siècle plus tard, en analysant son double éclairage, intérieur et extérieur. Manet fait rêver les descriptions.
Le point de vue «moderne» culmine, en 1983, lors de la considérable rétrospective organisée au Grand Palais par Françoise Cachin. Jean-Paul Aron ne clôt pas par hasard son pamphlet contre la cuistrerie de la modernité, baptisé «les Modernes», par l’évocation de l’expo. «Tout, chez Manet, détonne : le peu, le bref, le silence. Tout est incartade, hantise de notre modernité.» Aron conclut : «Dans le froid qui s’érige en condition d’existence permanente des sociétés et des cultures, l’humanité se doit, pour retarder sa mort physique, d’aménager des serres.» Par exemple, celles de Manet. Aron meurt du sida cinq ans plus tard. Manet malade peint des fleurs pour s’envelopper dans un linceul de peinture pure. L’artiste qui ouvre la «modernité» devient celui qui peut en préserver.
L’exposition d’aujourd’hui, organisée par Stéphane Guégan, n’a pas la dimension de celle de 1983. Elle n’en a ni la prétention ni la volonté. Des œuvres essentielles ne sortent plus de leurs musées. Il aurait fallu plus de deux ans - le temps de préparation - pour en obtenir d’autres. Restent les chefs-d’œuvre maison (Olympia, le Balcon, le Déjeuner sur l’herbe, Lola de Valence, Berthe Morisot…) et quelques merveilles venues d’ailleurs, parmi lesquelles le Petit Lange de Kalrsruhe, la Maîtresse de Baudelaire de Budapest, la Chanteuse des rues de Boston, la Gitane à la cigarette de Princeton, le Torero mort de Washington, les Bulles de savon de Lisbonne, la Liseuse de Chicago, l’Amazone de Madrid.
Partout, cette inquiétante élégance que Zola célèbre en précisant : «Cela serait même trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l’empreinte de son austérité.» La beauté est un mélange de ravissement, de distance, de naturel et de sévérité. Stéphane Guégan, qui publie chez Gallimard une biographie fouillée de son ami Théophile Gautier, a voulu sortir Manet des homélies sur la modernité. Nul autre ne les a remplacées : on est dans une période sans éclat, entre murmure des traditions et bricolage intellectuel. Le regard ne va pas loin, il détaille mieux. L’esprit de l’expo est celui, enthousiaste et syncrétique, d’Elie Faure évoquant Manet : «Peinture révolutionnaire osant, pour revenir aux sources et y retremper l’art de peindre, supprimer quelques-unes de ses plus profondes conquêtes afin de l’établir dans des positions plus neuves et de renouer la tradition.»
Pied de nez à Fukuyama
Dans un parcours thématique à nuances chronologiques que l’étroitesse d’Orsay rend circulaire et alambiqué, le commissaire souligne la diversité des influences et des œuvres de Manet, les façons dont il transforme et dépasse tout ce qu’il touche : l’Espagne, le catholicisme, l’impressionnisme, la mondanité, le plaisir, les femmes, les choses, l’Histoire. On suit Manet de thème en thème, depuis son passage conflictuel dans l’atelier de Thomas Couture jusqu’aux splendides bouquets finaux.
La dernière des neuf stations, intitulée «La fin de l’Histoire» est un pied de nez aux conneries de Fukuyama, destiné à rappeler que Manet fut au contraire installé en Elle : il peignit, entre autres, le portrait du communard Henri Rochefort et, deux fois, son évasion du bagne par la mer. Tableaux impressionnistes, l’un en plan large, l’autre en plan serré, où les touches de mer envahissent tout. Dans la barque, Rochefort à moustache ressemble à Charlot. C’est un héros du peuple, qui annonce les temps modernes. «Vous voyez Staline devant un Manet, vous voyez Hitler devant un Manet, vous voyez Franco devant un Manet, vous voyez le maréchal Pétain devant un Manet ? Tous ces sinistres criminels. Il y a un message politique très clair de Manet dans l’Exécution de Maximilien et l’Exécution des communards. On va à la mort de masse froide, indifférente, ce n’est pas la guillotine, il n’y a aucun effet mélodramatique dans sa peinture.» Philippe Sollers, l’Infini, printemps 2011.
En 1955, avant Sollers, Bataille l’écrit déjà à propos de l’Exécution de Maximilien (l’œuvre de Manheim n’est malheureusement pas venue, on se contente de celle, inférieure et d’une indifférence plus floue, de Boston) : «Ce tableau rappelle étrangement l’insensibilisation d’une dent : il s’en dégage une impression d’engourdissement envahissant, comme si un habile praticien avait pratiquécomme à l’habitudeet consciencieusement ce précepte premier : "Prends l’éloquence et tords-lui le cou".» Sollers conclut : «Le portrait, que vous avez de Berthe Morisot en 1872, c’est un portrait de deuil de la Commune et, en même temps, l’espérance !»
La place du petit chien
Observant ce portrait de Berthe en 1932, Valéry s’extasie devant le noir, «le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et des brides de ce petit chapeau mêlées de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n’appartient qu’à Manet». On le trouve avec le Balcon, dans la cinquième station, intitulée «Promesses d’un visage». Le regard de la peintre amie du peintre est légèrement asymétrique, pensif, amusé, distrait, absent : tous les adjectifs s’y engouffrent, comme les rats suivent le joueur de flûte. Aucun ne le rejoint. A Berthe, il ne manque qu’un petit chien, comme dans les tableaux de Vélasquez. Il fixerait l’orgueil de la promesse non tenue. Manet n’en a plus besoin. C’est Louis-Ferdinand Céline qui l’explique. En exil au Danemark, il écrit à l’actrice Marie Bell, le 17 décembre 1948 : «Je prendrais bien une place de petit chien chez toi. Je te lécherais quand tu serais triste. Mais tu es comme les autres, enchaînée à ton bidet porphyre, tes Manet et ton boudoir… Tu seras le désir assassiné.» En regardant les femmes de Manet, on sent la place du petit chien : c’est la nôtre.
Les femmes de Manet sont le désir assassiné, ou plutôt éloigné. Elles nous regardent avec tendresse, amusement, supériorité, indifférence, avec une sorte de fidélité distante, qui passe par le négligé des caresses. Le petit chien est mort, il a sauté hors du tableau. Sa place est celle de la modernité : devant l’œuvre, soumis au sucre du discours. Il bouge la queue, il tire la langue, il attend, tout a disparu, plus rien d’autre n’existe que l’art et les causeries sur l’art. Valéry : «Les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates, que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer qui est au musée de La Haye. Mais ici, l’exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite, et veut agir avant la mort de l’impression.»
La deuxième station de l’exposition est baptisée «Le moment Baudelaire». Elle assemble, autour du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia qui la ferme, quelques chefs-d’œuvre venus d’ailleurs : la Maîtresse de Baudelaire (1862), la Chanteuse des rues (1862), la Négresse (1862). D’Olympia et du scandale qu’elle provoqua, la duchesse de Guermantes dit dans la Recherche : «Mais enfin, l’autre jour j’ai été avec la grande duchesse au Louvre, nous avons passé devant l’Olympia de Manet. Maintenant, personne ne s’en étonne plus. Ça a l’air d’une chose d’Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n’aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu’un. Sa place n’est peut-être pas tout à fait au Louvre.» Et cette snob de Madame de Cambremer : «C’est très curieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! Les cathédrales !» Plus tard, la comtesse Greffulhe, voulant parler à Cocteau du Bar des Folies Bergère, tableau analysé par Foucault, lui parle du «Bar de l’Olympia».
Puissance animale
Baudelaire est intelligent, il est l’ami de Manet et il a onze ans de plus que lui. Il meurt en 1867, à l’orée de la gloire contestée du peintre. Ses poèmes en vers et en prose, ses textes critiques, en particulier le Peintre et la vie moderne, consacré à Constantin Guys, révèlent à merveille le travail de Manet. Mais ils n’en parlent jamais. Baudelaire ne consacre que quelques paragraphes sans grand intérêt à ses eaux-fortes, et, comme Manet se plaint d’être conspué, lui écrit : «Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner? On s’est bien moqué d’eux cependant? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirais que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche, et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art.» Son génie correspond à celui de Manet. Son talent le voit mal.
Il y a quand même le quatrain qui accompagne Lola de Valence, peinte et lithographiée par Manet : «Entre tant de beautés que partout on peut voir,/ Je comprends bien, amis, que le désir balance ; / Mais on voit scintiller en Lola de Valence/ Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.» Lola était une danseuse dont la visite avait en 1862 animé Paris. Le tableau de Manet dégage une puissance animale : Lola est un oiseau coloré et trapu. Ses ballerines sont roses et elle porte au bras un bijou noir.
Autre violent plaisir, voir à Paris l’extraordinaire portrait de Jeanne Duval, dont la présence irrigue les Fleurs du Mal. La maîtresse de Baudelaire était une métisse aux cheveux noirs éclatants, presque bleus, à la «gorge aiguë», aux grands yeux noirs. Pascal Pia, biographe de Baudelaire, rappelle qu’elle était «sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide». C’est cette femme qu’aima éperdument l’un des hommes les plus intelligents et raffinés de son temps. Il l’a fort bien expliqué : «Il y a des gens qui rougissent d’avoir aimé une femme, le jour qu’ils s’aperçoivent qu’elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d’un bas-bleu. La bêtise est souvent l’ornement de la beauté ; c’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes !»
Manet a passé la Duval au four de Vélasquez : son portrait, c’est l’avalanche d’une robe. Monstrueuse, elle est surmontée d’une vilaine tête sauvage, dégénérée, poudrée, une tête de poupée primitive et diabolique. Le tissu hémorragique étouffe l’œil et la toile. Bataille la voit autrement : «La Maîtresse de Baudelaire […] à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelle où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. Baudelaire aima de tels tableaux, mais se laissa peut-être aimer plus qu’il n’aima.»
Le tableau côtoie le Déjeuner sur l’herbe, toujours visible à Orsay. Il est au cœur du parcours imposé de la modernité, sur la ligne de tramway Malraux-Bataille. On le regardera en lisant non seulement Proust, mais un texte plus léger de Michel Déon, dans Lettres de château. Déon décrit l’extraordinaire attraction physique que continue de provoquer le tableau. Si, dans n’importe quelle salle de musée, un Manet attire l’œil aussitôt, dans une salle pleine de Manet, c’est le Déjeuner qui s’impose : il «crée un trouble dont on pouvait se croire immunisé, et peut-être est-ce le regret d’avoir manqué une scène pareille. Le vrai scandale n’est pas la femme nue au premier plan, mais que ses deux compagnons soient, eux, on ne peut plus habillés. Nus aussi, ils intrigueraient à peine. Entre amis, Manet appelait son tableau : la Partie carrée. Oui, qu’attendent-ils, ces deux gandins, pour s’offrir le plaisir de leurs vies de jouisseur.» C’est justement le coup de génie de Manet : ils n’attendent rien. Leur désir est là, flottant, suspendu à une caresse de la môme néant, comme une blague dont on ne connaîtra jamais la fin. Et le regard meurt dans les yeux comme le sourire sur les lèvres.
Angelina n’est pas jolie
La quatrième station est une sorte d’antichambre baptisée «Du Prado à l’Alma». On y trouve quelques-uns des plus beaux portraits de Manet, parmi les plus simples. On est en 1865. Le peintre revient de son voyage en Espagne, sept jours soigneusement mis au point pour se réveiller l’œil. Deux ans plus tard, avec l’argent de sa mère, il construit son atelier avenue de l’Alma. En Espagne, comme George Orwell plus tard, Manet supporte mal la cuisine à l’huile. A Madrid, il s’enferme au Prado. Trois peintres le retiennent, dans cet ordre : Vélasquez, le Greco, Goya. Le pays qui a bouté Napoléon est à la mode depuis l’époque romantique.
Vingt ans avant, son ami Théophile Gautier a décrit les merveilles du Prado dans son Voyage en Espagne (suite d’articles réunis en livre), et en particulier les «fantômes de Goya». Angelina (1865, Orsay), mi-veuve de province mi-Célestine, avec son œil gauche de travers et son éventail, est un fantôme de Goya. Sa mantille, Gautier en a fait la sociologie : «On voit très peu de chapeaux de femmes au Prado ; à l’exception de quelque galette jaune soufre, qui ont dû autrefois orner des ânes instruits, il n’y a que des mantilles. La mantille espagnole est donc une vérité […] ; elle est en dentelles noires ou blanches, plus habituellement noires, et se pose à l’arrière de la tête sur le haut du peigne ; quelques fleurs placées sur les tempes complètent cette coiffure qui est la plus charmante qu’on se puisse imaginer. Avec une mantille, il faut qu’une femme soit laide comme les trois vertus théologales pour ne pas paraître jolie.»
Angelina est laide comme ces trois vertus, mais, si elle n’est pas jolie, sa laideur est belle : masculine, bosselée, tordue comme une gueule de chien malheureux et stoïque. Un tissu rose lui sert de fleur au-delà de la tempe droite. A la main, son éventail. Gautier : «Une femme sans éventail est une chose que je n’ai pas encore vue en ce bienheureux pays ; j’en ai vu qui avaient des souliers de satin sans bas, mais elles avaient un éventail ; l’éventail les suit partout, même à l’église où vous rencontrez des groupes de femmes de tout âge, agenouillées ou accroupies sur leur talon, qui prient et s’éventent avec ferveur, entremêlant le tout de signes de croix espagnols qui sont beaucoup plus compliqués que les nôtres, et qu’elles exécutent avec une précision et une rapidité dignes de soldats prussiens.»
Gautier décrit le folklore, Manet peint au-delà. La bigote en mantille, passée par la crypte de Goya et vernie de circonspection, rejaillit en créature interdite, au quant-à-soi, sans que jamais la psychologie, la sociologie, la couleur locale, le cliché, puissent résumer, ni même définir ce qu’on voit. C’est pourquoi tant d’écrivains aiment Manet : ses créatures permettent tous les romans, toutes les théories, du moment qu’ils paraissent inventer quelque chose. Apothéose d’une virginité cultivée. Gautier comprend mal cette évolution de l’ami Manet. Il a aimé ses figures espagnoles. Il n’aime plus ses peaux tristes, ses maladresses volontaires de proportion et de perspective, ses cadrages coupants. Et il n’est pas, comme Baudelaire, mort assez tôt pour qu’on puisse attribuer ce malentendu au manque de temps.
En 1868, il se demande s’il n’est pas trop vieux pour comprendre ce «héros du réalisme», lui, l’«ancienne chevelure romantique déjà mêlée de fils d’argent». Cette figure de style effectuée, il attaque: «Est-ce à dire qu’il n’y ait absolument rien dans la peinture de M. Manet ? Il a une qualité qui donne à sa moindre toile un cachet reconnaissable : l’unité absolue du ton local […]. Ce parti pris prête de loin un certain air magistral aux figures peintes ou plutôt ébauchées par l’artiste. Ce procédé ne lui appartient pas ; il vient de Vélasquez, et surtout de Goya, auquel M. Manet emprunte ses lumières plâtreuses et ses ombres couleur de cirage. Mais ce qu’il n’a pas pris au fougueux peintre espagnol, si dangereux modèle d’ailleurs, c’est la verve, l’esprit, l’invention inépuisable et la puissance fantastique qu’il déploie.» Gautier voit le métier, il ignore la révolution.
L’enfant se pend
A côté d’Angelina, il y a le célèbre Fifre (1866) que célèbre Zola et les Bulles de savon (1867). Ajoutons quelques tableaux absents, l’Enfant aux cerises, le Gamin au chien : voilà les gosses qui servent de modèles à Manet. Ils ont le regard habituel de ses créatures : un peu dur, un peu absent, très vif et froid, regardant au-delà du spectateur qui les regarde tout en l’ayant percé. Notre manque d’imagination ne peut les domestiquer. Dans un poème en prose de 1864 dédié à Manet, la Corde, Baudelaire fait parler le peintre, anonymement : «Dans un quartier reculé que j’habite et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments, j’observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. Il a posé plus d’une fois pour moi, et je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d’épines, les clous de la Passion et la torche d’Eros.»
Malgré sa gaîté, l’enfant a«des crises singulières de tristesse précoce». Il boit l’alcool et mange les bonbons du peintre, qui menace de le renvoyer chez ses parents. Un jour, rentrant à l’atelier, il le découvre pendu. La mère veut récupérer la corde, non par amour, mais pour la vendre, par petits morceaux, à ses voisins superstitieux : «Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle, et par quel commerce elle entendait se consoler.» Après ça, il est difficile de regarder les enfants de Manet sans les imaginer pendus à un clou dans l’atelier.
D’autant qu’en 1859, il a bien vécu cette histoire dans son atelier de la rue de Douai. Il avait 27 ans. Ça le bouleversa au point de déménager. L’introduction du texte, dans la bouche du peintre, mérite d’être citée : «Les illusions - me disait mon ami - sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, le fait réel.» Ce bizarre sentiment est celui qu’inspirent la plupart des portraits de Manet.
Finissons par les femmes, une asperge, l’image de l’artiste. La galerie de portraits féminins, dans la septième station, révèle la vie mondaine et sensuelle de l’époque. Des femmes lisent, badinent, se font draguer, posent, se lavent nues. Certaines sont des bourgeoises, d’autres jaillissent du théâtre, des bals, des bars. Huysmans, 1879 : «Un des premiers, Manet s’est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines ; un des premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s’ébattent, en pirouettant, des danseuses vêtues de gaze. Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d’épidermes en baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin.»
«Un côté canaille»
Avant sa mort, Manet peint des natures mortes. A un collectionneur, Charles Ephrussi, il vend un tableau représentant des asperges et lui en offre un petit, ici présent, où il n’en peint qu’une seule en disant : «Il en manquait une à la botte.» On retrouve ces asperges chez Proust, dans leCôté de Guermantes. Le duc de Guermantes dit : «Swann avait le toupet de nous faire acheter une botte d’asperges. […] Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Esltir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous aimer cela.» Plus tard, l’asperge unique devient l’emblème de la modernité. Malraux : «Manet pose une asperge sur une table. Certaine asperge sur une certaine table. Il commence à peindre. Ni pour imiter une asperge ni pour la faire entrer dans un autre monde héritier de l’irréel. Sa première esquisse n’est pas une esquisse de l’Asperge, mais le début d’une prospection.»
Il y a, enfin, un portrait de Manet par Fantin-Latour. Il vient de Chicago. On voit la classe de l’homme, à 35 ans. Sa canne, son haut-de-forme, sa barbe, son assise, sa simplicité. Manet aimait le boulevard, les femmes, les mots d’esprit, le café Tortoni. Mallarmé, son plus intime ami, après sa mort, le décrit dans son style elliptique et chantourné : «Mais, parmi le déboire, une ingénuité virile de chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. Bref, railleur à Tortoni, élégant ; en atelier, la furie qui le ruait sur la toile vide, confusément, comme si jamais il n’avait peint.»
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- TournesolÉrudit
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- SandyrinaHabitué du forum
ah ok...dommage...j'aime pas lire les articles sur le net...j'aime trop les versions papier !!
- JohnMédiateur
Merci Tibhoo !
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- TournesolÉrudit
J'en conclus que la réponse à ma question est "oui", donc MERCI tibhoo !!!
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- SachatNiveau 6
Oui, sans être abonnée: google=manet liberation et hop c'était là.
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