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par John Mar 29 Déc 2009 - 3:17
Daniel Arnaud, Dernières nouvelles du front - Choses vues dans un système éducatif à la dérive (L'Harmattan, 2008)

« Sont-ils bien conscients ? » et « Se rendent-ils seulement compte ? » : telles pourraient être les deux phrases servant de leitmotiv au livre de Daniel Arnaud, intitulé Dernières nouvelles du front - Choses vues dans un système éducatif à la dérive, paru en novembre 2008 aux éditions L’Harmattan.

L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos consacré à François Bégaudeau et à son film Entre les murs, palme d’or au Festival de Cannes : « Se rend-il seulement compte que les élèves dont il parle, eux, ne parleront jamais la langue qui lui a permis de conquérir Paris ? ». Le ton est donné : critiquant « les positions pédagogistes de l’auteur acteur », Daniel Arnaud vitupère dans le même temps la « misère intellectuelle » dans laquelle les jeunes des classes populaires se voient désormais « confortés ».

Le prologue, consacré à la description de Besançon, retrace brièvement les études et la vie d’André Moreau, le narrateur, avant l’enseignement. Le principal enseignement qu’il retient de la part de son directeur de recherches est le suivant : « Savoir exactement de quoi on parl[e] [est] le préalable nécessaire à toute réflexion ou discussion sérieuse. […] Définir constitu[e] bien un point essentiel ». Puis vient « le temps des désillusions »…

La première partie de l’ouvrage cherche à répondre à la question : « Que reste-t-il des hussards noirs de la république ? ».

D’abord suppléant dans un collège de Haute-Saône, puis stagiaire IUFM dans le Territoire-de-Belfort, et enfin néotitulaire dans l’Oise, André Moreau témoigne des faits qu’il a pu observer. Au cours de son remplacement, il découvre en 2002 le racisme « affiché » et « revendiqué » par « une fraction de la population française ». Afin de financer sa thèse de philosophie, il passe les concours du lycée professionnel et y devient stagiaire en français et histoire-géographie. Il y découvre alors « une barbarie des plus modernes ». Considérant, avec le politologue Nicolas Tenzer, que l’école, « placée au centre de l’idéologie républicaine », doit « apporter la Raison, les Lumières et la Science », il se retrouve lors de son premier cours face à des élèves de CAP qui ne maîtrisent aucun des « savoirs élémentaires » et ne parlent pas « la même langue » que lui. Pour faire progresser ces élèves « dont le vocabulaire se limitait souvent à l’usage de trois cents mots », l’IUFM, dont les formateurs méconnaissent la réalité des élèves, ne lui semble d’aucune aide. Il perçoit la formation qu’il y reçoit comme « abstraite, inappropriée et infantilisante », qui l’incite à faire des cours « idéaux sur le papier », mais « inapplicables sur le terrain ».

André Moreau suit les élections d’avril 2002 à travers le prisme de son expérience, et s’inquiète de ces citoyens qui ne comprennent pas les mots « République », « démocratie », « socialisme » et « libéralisme » : « Le leader du parti socialiste qui dénonçait la « démagogie » et le « populisme » d’un adversaire avait-il, lui, bien conscience du fait que les mots qu’il employait étaient incompréhensibles » à une frange de la population ? Il donne plus loin l’exemple de Tuco, en BEP Maçonnerie : « Tuco croyait que Jacques Chirac était de gauche, ‘‘parce que les gens de gauche sont malhonnêtes’’. […] Il croyait aussi que la Seconde Guerre mondiale opposait ‘‘les Français et les Juifs’’. Tuco avait vingt ans et était en âge de voter. ». Il analyse alors cet échec de l’Institution : « Maintenir le crétin dans sa médiocrité », c’est « préparer le barbare de l’avenir ». Le narrateur stigmatise également avec inquiétude le mépris qu’il rencontre - non pas « celui de l'homme instruit pour l’inculte », mais « celui de l’inculte qui ne pardonnait pas à autrui de ne pas partager sa médiocrité ».

Muté dans un lycée professionnel de l’Oise, près de Chantilly, il y découvre cette fois l’attitude méprisante de l’administration envers les enseignants : « surveillance permanente », « mépris », « despotisme », intimidations, convocations, rapports… Il dépeint le proviseur comme une figure d’Ancien Régime et un nouveau minotaure, détruisant un à un les remplaçants, stagiaires et néotitulaires qui se succèdent chaque année dans son établissement. André Moreau est aussi confronté à des élèves difficiles : « chaque jeudi à quinze heures trente, j’avais l’impression d’avoir affaire à un troupeau de chèvres plutôt qu’à des lycéens. Certains se bousculaient en bêlant, d’autres étaient encore en train de discuter ou plutôt de brailler alors que je n’avais pas encore fait l’appel… ». « Il s’agissait d’une lutte constante, contre les bavardages en chaîne, les rires, les insolences, les élèves qui se chamaillaient » « L’impunité de fait dont jouissaient trop souvent les pires éléments nous ôtait malheureusement toute crédibilité. […] L’absurdité du système était d’aboutir à un retournement des missions initiales de l’école. La prime, de fait, était donnée à de véritables petits tyrans qui monopolisaient l’attention pendant que les élèves qui étaient là pour travailler se voyaient, eux, noyés dans un brouhaha permanent. »

Passant ses journées libres à Paris, André Moreau se rend compte des inégalités sociales et culturelles qui marquent la société française : « les auteurs des dernières contributions pour Esprit ou pour Les temps modernes soupçonnent-ils seulement qu’à moins d’une heure du plus vieux de la capitale des millions d’invisibles, eux, n’étaient pas en mesure de comprendre le quart de ce qu’ils écrivaient ? » « Les élèves que je voyais chaque jour venaient me rappeler que la fracture sociale existante se doublait d’une terrible fracture culturelle. […] Les intellectuels qui écrivaient régulièrement dans les colonnes du Monde, de Libération ou du Figaro savaient-ils seulement qu’une grande partie des Français n’entendait rien aux questions qu’ils traitaient ? Je ne cessais de me poser cette question. »

Fuyant le « micrototalitarisme » exercé par le proviseur, notable de la ville, le narrateur quitte son lycée et obtient au bout d’un an sa mutation pour l’académie de Créteil.

La deuxième partie se déroule intégralement en région parisienne. André Moreau découvre dans son nouveau lycée, classé ZEP, des élèves qui, « contrairement à leurs homologues de l’Oise » « n’étaient pas là pour casser du prof’’ ». Il n’en retrouve pas moins « l’obscurantisme, la médiocrité et la barbarie » qui « règnent dans les écoles d’une République malade d’un nivellement par le bas qu’elle [a] pris pour une démocratisation »: Dans deux très bons chapitres intitulés « Cyrano, De Guiche et le chapitre treize » et « Surveiller, punir, contrôler », qu’il faudrait ici citer en entier, le narrateur décrit sa condition d’enseignant en lycée professionnel : « sur une heure, il n’était pas rare de voir l’enseignant passer une bonne quarantaine de minutes à faire de la discipline, c’est-à-dire s’épuiser en vains rappels à l’ordre. […] Voilà la réalité : trop souvent, nous ne pouvions tout bonnement pas faire cours ». Cette guerre n’est pas avare en « pertes humaines » : « au-delà de quarante ans, on attendait la retraite, en-deçà, on songeait à faire autre chose. […] Telle était d’ailleurs l’une des grandes hypocrisies d’un système perverti : conduire ses laquais à tolérer ce qui aurait paru comme mille fois intolérable à n’importe quel observateur extérieur ». « L’une de mes collègues, explique la narrateur, vit une pile qui lui était destinée atterrir sur le tableau auquel elle était en train d’écrire. Dans la foulée, elle se fit traiter de ‘‘grosse chienne’’. » […] « Le fait de terminer un cours en pleurs ou une carrière ‘‘sur les genoux’’ », s'interroge le narrateur, ne relève-t-il donc pas de « l’atteinte à la dignité humaine » ?

Continuant ses allers-retours entre la banlieue et Paris, dont il a fait sa « salle de séjour », le narrateur s’interroge sur la fracture sociale : « quelques millions de petits fonctionnaires, d’ouvriers, d’artisans, ou de modestes entrepreneurs, qui trimaient de Lille à Ajaccio et de Brest à Strasbourg pour que la France d’en haut pût se rendre à l’opéra. ». Il assiste aux émeutes de 2005 en s’étonnant de voir « les habitués de La Closerie des Lilas, de l’Opéra Garnier […] ou du Festival de Cannes »venir « hanter les plateaux de télévision pour victimiser les émeutiers ». Loin d’être « à la pointe d’un mouvement progressiste », « les incendiaires de l’automne 2005 » étaient des plus réactionnaires : le machisme et l’homophobie sont « dans les quartiers ‘‘chauds’’ » aussi répandus que l’antisémitisme. Un élève justifie ainsi ses propos homophobes : « Les homosexuels, c’est interdit ! C’est la loi qui le dit » en affirmant se référer… au Coran.

Le narrateur reprend alors à son compte cette une du journal britannique The Independant : « Liberté, égalité, fraternité, réalité » en s’interrogeant sur « l’hypocrisie de notre système républicain » et sur le « décalage persistant entre les principes clamés haut et fort et les inégalités sociales vécues au quotidien ». Relisant le livre VIII de la République de Platon, il réalise que « l’analyse du passage de la démocratie à la tyrannie se révèle d’une modernité sidérante ». Malgré le retour apparent des choses à la normale, « quand des élèves insultaient leur professeur, quand des enseignants ne pouvaient pas faire cours […], c’était en réalité tous les jours que l’école brûlait. ». Son lycée professionnel, affirme le narrateur, fait partie des « territoires perdus de la République », et l’école, par ses renoncements, ne fait qu’y conforter « le droit du plus fort, au lieu d’affirmer la force du droit ».

En 2006, André Moreau assiste à un forum pédagogique au Sénat sur l’enseignement de l’Histoire et de l’actualité. Il se rend vite compte qu’à aucun moment les universitaires présents n’évoquent le lycée professionnel : comment « pouvaient-ils s’imaginer que des élèves, à 17 ou 18 ans, ne connaissaient pas le sens des mots « démocratie », « dictature », « laïcité », ou « libéral » et ne savaient pas ce qu’évoquait une date comme « 1789 » ? Pas plus qu’ils ne savaient faire la différence entre la gauche et la droite, alors que certains étaient en âge de voter, et votaient, y compris les 21 avril… ». Ces réflexions ne prenaient donc même pas en compte « l’élève en manque de repères, enfermé dans des préjugés que le système confortait en renonçant à former le sens critique, qui se livrait à une litanie de propos machistes, antisémites, ou encore homophobes (« Pour les homosexuels, quand même, Hitler a eu raison, il faut les brûler ! »). Des mots aux actes, il n’y avait quelquefois malheureusement qu’un pas ». Il compare alors les mots et les savoirs de ces universitaires à des « ombres dorées » : ces intellectuels méconnaissent « une partie de la réalité » et ignorent « cette fracture non seulement sociale mais encore culturelle et intellectuelle qui scinde la société française ».

Au cours l’épilogue, le narrateur appelle ses contemporains à refuser « un Munich des esprits suicidaire » qui amènerait à « l’avènement du barbare » et à la « tyrannie de l’ignorance ». L’on referme alors l’ouvrage en se remémorant les vers célèbres de Cyrano de Bergerac que Daniel Arnaud met en exergue de son ouvrage :
« Que je pactise ?
Jamais, jamais ! Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats ! »


Dernière édition par John le Dim 6 Fév 2011 - 17:04, édité 2 fois

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par sand Mar 29 Déc 2009 - 6:40
Merci, John, je vais lire ce livre à mon tour.
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par kensington Mar 29 Déc 2009 - 14:47
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par Invité Mer 9 Juin 2010 - 6:21
John a écrit:
En 2006, André Moreau assiste à un forum pédagogique au Sénat sur l’enseignement de l’Histoire et de l’actualité. Il se rend vite compte qu’à aucun moment les universitaires présents n’évoquent le lycée professionnel : comment « pouvaient-ils s’imaginer que des élèves, à 17 ou 18 ans, ne connaissaient pas le sens des mots « démocratie », « dictature », « laïcité », ou « libéral » et ne savaient pas ce qu’évoquait une date comme « 1789 » ? Pas plus qu’ils ne savaient faire la différence entre la gauche et la droite, alors que certains étaient en âge de voter, et votaient, y compris les 21 avril… ».

et les nouveaux programmes du bac pro 3 ans ne font même plus mention des totalitarismes, alors que dans l'ancien système, on faisait Hitler en 2de BEP et Hitler + Staline en Tale Bac pro.
Mais ça, tout le monde s'en fout!
faun51
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par faun51 Ven 9 Juil 2010 - 21:36
Merci pour ce compte-rendu : mon passage (7 ans) en Lp confirme tout cela. Et pourtant il ne serait pas compliqué de donner des repères à ces élèves : l'ECJS pourrait servir à ça, mais effectivement sans un encadrement, une équipe pédagogique qui fonctionne, rien de de possible, et vu le mépris affiché dans certains établissements pour les enseignements de français, d'histoire etc... (bien moins utiles que l'enseignement professionnel n'est-ce pas)...
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