Sens d'un mot : La Bruyère, Les Caractères, XI, 99

Bonjour à tous,

À la (re)lecture des Caractères de La Bruyère, je rencontre ceci :

" [...] ils entent sur cette extrême politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle, de réflexion, et quelquefois une haute capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise fortune. [...] "

(livre XI, remarque 99)

Selon vous, comment entendre "la chambre" ?

L'association au "loisir d'une mauvaise fortune" suggère une circonstance malheureuse. Je pense à la chambre comme lieu d'attente à la cour, dans l'espérance d'une faveur (du roi ?). Dans mon édition (Le livre de poche, Classiques de poche, notes d'Emmanuel Bury), il n'y a pas de majuscule à "chambre", ce qui écarterait la référence à une instance politique.
Autre hypothèse : ces hommes ont gardé la chambre, au sens où n'ayant pas eu l'honneur d'une charge ou d'un office (donc : mauvaise fortune), ils ont passé leur temps à ruminer chez eux. "chambre" au sens proche de "cabinet". Leur vertu provient bien de leur malheur (mise à l'écart de la cour, isolement, solitude, absence d'honneurs et de prestiges mondains).

Mon édition présente bien une note pour ce terme : *Des Jugements, §§17, 18 et 19 : la dialectique entre vie mondaine et vie savante, entre doctes et mondains, est une constante de la réflexion sur l'honnêteté durant tout le siècle (Précis de littérature française du XVIIe s., PUF, 1990, pp 122-127, "La mise à l'écart des vrais savants*

Qu'en pensez-vous ?
Au plaisir de vous lire.

Je crois que tu es sur la bonne voie avec ta deuxième hypothèse : la chambre semble ici désigner le lieu où l'on est amené, par un revers de fortune, à faire retraite et à se tenir éloigné du monde, et par conséquent à faire un retour sur soi-même (cf la phrase suivante : "Tout notre mal vient de ne pouvoir être seul").

C'est forcément compliqué car au XVIIe siècle, la chambre peut aussi dans certains contextes être un lieu de sociabilité. Furetière précise par exemple que "C'est ordinairement le lieu où on couche, & où on reçoit compagnie. Un bel appartement doit avoir salle, antichambre, chambre et cabinet", mais on désigne alors une pratique typiquement aristocratique, celle par exemple des milieux salonniers (on reçoit ses amis dans la ruelle du lit, on joue de la musique etc.). Ce sens serait cependant contradictoire avec l'idée d'une réclusion consécutive à une disgrâce sociale ou à une ruine financière.
Furetière donne aussi ce sens : "Chambre signifie quelquefois, un lieu caché et retiré. Ce Cordonnier n'est que Compagnon, il travaille en chambre, il n'oserait tenir boutique". Il me semble que le mot désigne ici chez La Bruyère le lieu de retraite involontaire et subie, mais où l'éloignement de la société devient finalement bénéfique.

Les Pensées ont été publiées de façon posthume mais bien avant Les Caractères: avec la phrase que rappelle e-wanderer, je me demande dans quelle mesure il n'y a pas un souvenir de  Pascal et de "Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre."

@e-Wanderer : c'est aussi ma lecture.
@Ponocrates : la concordance avec le célèbre aphorisme de Pascal est troublante.

Oui, Laurent Thirouin (professeur émérite de littérature du XVIIe s. à Lyon II et spécialiste de Pascal) avait fait une vidéo autour de cette pensée de Pascal au moment du confinement, il faudrait que je vous retrouve ça…

e-Wanderer a écrit:Oui, Laurent Thirouin (professeur émérite  de littérature du XVIIe s. à Lyon II et spécialiste de Pascal) avait fait une vidéo autour de cette pensée de Pascal au moment du confinement, il faudrait que je vous retrouve ça…

Cela m'intéresse en effet. Merci.