- Pierre CostalsNiveau 1
Bonjour chers collègues,
Comme j'ai inscrit mes élèves au concours de lecture expressive organisé par La Grande Librairie, j'ai pour projet de composer une banque de textes dans laquelle les élèves pourraient piocher en fonction de leurs goûts etc... Il faudrait que ces textes ne soient pas trop complexes car j'ai une classe de troisième plutôt faible, et que leur lecture ne soit ni trop longue ni trop courte (entre 1mn et 1mn30).
Auriez-vous des idées à me suggérer pour compléter les miennes ?
Merci !
Comme j'ai inscrit mes élèves au concours de lecture expressive organisé par La Grande Librairie, j'ai pour projet de composer une banque de textes dans laquelle les élèves pourraient piocher en fonction de leurs goûts etc... Il faudrait que ces textes ne soient pas trop complexes car j'ai une classe de troisième plutôt faible, et que leur lecture ne soit ni trop longue ni trop courte (entre 1mn et 1mn30).
Auriez-vous des idées à me suggérer pour compléter les miennes ?
Merci !
- zigmag17Guide spirituel
Finissez vos phrases, de Tardieu (théâtre) me vient tout de suite à l'esprit: drôle, facile à jouer, impeccable pour faire travailler aux élèves le ton et l'intention
- cannelle21Grand Maître
Les malheurs de Sophie (les petits poissons), de La Comtesse de Ségur
Extrait 1
Sophie était étourdie ; elle faisait souvent sans y penser de mauvaises choses.
Voici ce qui lui arriva un jour :
Sa maman avait des petits poissons pas plus longs qu’une épingle et pas plus gros qu’un tuyau de plume de pigeon. Mme de Réan aimait beaucoup ses petits poissons, qui vivaient dans une cuvette pleine d’eau au fond de laquelle il y avait du sable pour qu’ils pussent s’y enfoncer et s’y cacher. Tous les matins Mme de Réan portait du pain à ses petits poissons ; Sophie s’amusait à les regarder pendant qu’ils se jetaient sur les miettes de pain et qu’ils se disputaient pour les avoir.
Un jour son papa lui donna un joli petit couteau en écaille ; Sophie, enchantée de son couteau, s’en servait pour couper son pain, ses pommes, des biscuits, des fleurs, etc.
Un matin, Sophie jouait ; sa bonne lui avait donné du pain, qu’elle avait coupé en petits morceaux, des amandes, qu’elle coupait en tranches, et des feuilles de salade ; elle demanda à sa bonne de l’huile et du vinaigre pour faire la salade.
« Non, répondit la bonne ; je veux bien vous donner du sel, mais pas d’huile ni de vinaigre, qui pourraient tacher votre robe. »
Sophie prit le sel, en mit sur sa salade ; il lui en restait beaucoup.
« Si j’avais quelque chose à saler ? se dit-elle. Je ne veux pas saler du pain ; il me faudrait de la viande ou du poisson... Oh ! la bonne idée ! Je vais saler les petits poissons de maman ; j’en couperai quelques-uns en tranches avec mon couteau, je salerai les autres tout entiers ; que ce sera amusant ! Quel joli plat cela fera ! »
Et voilà Sophie qui ne réfléchit pas que sa maman n’aura plus les jolis petits poissons qu’elle aime tant, que ces pauvres petits souffriront beaucoup d’être salés vivants ou d’être coupés en tranches. Sophie court dans le salon où étaient les petits poissons ; elle s’approche de la cuvette, les pêche tous, les met dans une assiette de son ménage, retourne à sa petite table, prend quelques-uns de ces pauvres petits poissons, et les étend sur un plat. Mais les poissons, qui ne se sentaient pas à l’aise hors de l’eau, remuaient et sautaient tant qu’ils pouvaient.
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Il y a des gens si bêtes que si une idée apparaissait à la surface de leur cerveau, elle se suiciderait, terrifiée de solitude.
- cannelle21Grand Maître
Un obus dans le coeur, de Wajdi Mouawad
Extrait 1
On ne sait jamais comment une histoire commence. Je veux dire que lorsqu'une histoire commence et que cette histoire vous arrive à vous, vous ne savez pas, au moment où elle commence, qu'elle commence. Je veux dire... Je veux dire que vous n'êtes pas là, à marcher tranquillement dans la rue et tout à coup, vous vous dites : tiens, voilà, une histoire qui commence.
Je veux dire, on ne le sait pas... puis, lorsque finalement on réalise qu'on est embarqué dans une histoire, on ne sait pas comment tout ça va se terminer. Personne ne peut savoir. C'est seulement à la fin. Lorsque tout est consommé, qu'on ouvre les yeux et qu'on se dit : l'histoire est terminée. Elle est terminée et parce qu'elle est terminée, vous vous mettez à entendre le silence, le grand silence qui a failli vous noyer. C'est comme ça. Alors, pour conjurer le silence, on tente de trouver les mots. Pour raconter. Même si c'est n'importe quoi, mais un mot qu'on trouve au fond de soi, c'est comme une oasis au milieu du désert. On se précipite dessus et on le boit. On boit le mot.
Moi, le premier mot que j'ai trouvé pour pouvoir raconter ce qui s'est passé, c'est le mot « avant ». Je dis « avant », mais cela ne fait pas longtemps que je peux dire « avant ». Je dis parfois : « Avant, j'étais un enfant. » Mais quand est-ce que j'ai cessé ?
Je ne sais pas. C'est comme ça maintenant. J'entends les vieux qui parlent. Ils disent : « Avant la guerre. » C'est un avant fixe. La guerre c'est fixe. Parfois aussi : « Avant la mort d'un tel. » Ça aussi c'est fixe. La mort est fixe. Avant. Je ne sais pas.
Je m'appelle Abdelwahab, comme le chanteur, mais tout le monde m'appelle Wahab et depuis peu, je peux dire le mot « avant » et c'est parfois une catastrophe. Comment tout ça a commencé... Je ne sais pas.
Je ne peux pas dire que je l'ai entendu sonner. Je ne peux pas dire. Je peux juste dire que je me suis retrouvé assis dans mon lit à me demander si j'avais rêvé. C'était possible. Il faisait nuit, il faisait froid. Est-ce que j'ai rêvé ? Puis je l'ai entendu sonner comme une réponse : « Tu n'as pas rêvé. » Mais ça aurait pu. Dehors c'était la tempête et toutes les machines de déneigement qui faisaient leur raffut. Un vrai boucan. J'aurais pu rêver. Pourtant je me suis retrouvé le combiné à la main. J'ai dit allô d'une voix normale. On a dit : « Wahab ? » J'ai dit oui. On m'a dit : « Viens vite. » Et j'ai raccroché. Dehors, une tempête de neige. À la météo, on l'avait annoncée pour le lendemain, mais elle est arrivée pendant la nuit.
Je marche dans une rue glacée. Il tombe des lames de rasoir. C'est le froid. Le grand froid de l'hiver qui nous décharne le visage, les doigts, les pieds. L'âme tremble, mais c'est pour autre chose. J'attends. L'autobus boite jusqu'à l'arrêt, mais le feu tourne au rouge. Il s'arrête. Il est à vingt mètres. Je regarde le chauffeur qui prend une gorgée de quelque chose de chaud. Il me voit. Le feu est rouge. Le clignement de mes yeux fait fondre le givre de mes cils et c'est l'hiver au complet qui pleure sur mon visage. Je tiens un peu de monnaie entre mes doigts crispés au fond de la poche de mon manteau. Je respire fort dans mon foulard pour que la buée qui sort de ma bouche me réchauffe le nez. L'autobus ne bouge pas. C'est à tuer tout le monde. À poser des bombes. Avant, il y avait le soleil. Mais quand ? Quand ?... Cette ville est une punition. Mais y a rien à dire. Mieux vaut ça qu'une bombe dans la gueule. Je suis frère jumeau d'une guerre civile qui a ravagé le pays de ma naissance.
On ne sait jamais comment commence une histoire. On ne sait jamais. Je veux dire que je n'étais pas assis à attendre que ça arrive. C'est arrivé. Je dormais. Driiiiing ! Allô ? Viens vite. Shlack ! Congélateur. Autobus au coin de la rue. Feu vert. L'autobus titube vers moi. Si la tempête pouvait durer mille ans. Qu'il neige mille ans. Sans arrêt. Que ça batte tous les records. De durée. D'accumulation. De merde. Qu'il neige tellement que je puisse dire plus tard : « Avant la tempête », « Après la tempête », et tout le monde de mon âge saura de quelle nuit je parle. L'autobus s'arrête. Les portes s'ouvrent. Je monte.
Plus jeune, le mot « avant » appartenait surtout à mon père, ma mère. Ma mère disait : « Avant la guerre... le pays était beau. » Elle parlait de ce pays lointain, pays des ancêtres, des cèdres et de l'eau, des montagnes et du soleil, pays perdu, pays vaincu, et moi, loin de la guerre civile, ma sœur jumelle, assis dans un coin du salon d'où j'écoutais les grands parler entre eux, j'imaginais une grande promenade ensoleillée. La mer venait se ravager aux pieds des passants qui, pantalons aux bords roulés jusqu'en haut des genoux, marchaient en tenant leurs souliers dans leurs mains. Mon père disait : « Avant mon mariage... » et je voyais un homme libre. À cet âge, j'étais surtout aux prises avec les plus tard. Plus tard, tu seras grand, tu comprendras, tu pourras, tu feras, tu iras, et moi je me gavais d'impossible. Aujourd'hui, tout cela est pour moi un avant et je suis dans ce plus tard si souvent désiré, si puissamment rêvé, et je peux dire que ce plus tard, maintenant que j'y suis, je l'ai dans le cul. Je suis assis au fond de l'autobus, je suis devenu grand et je me gèle le cul et personne ne sait qui je suis et ce qui m'arrive. J'essaie d'imaginer comment ça va être. Avec un peu de chance, j'arriverai là le dernier. J'ai pas de bagnole. Je ne conduis même pas, alors j'ai payé ma place dans l'autobus. Ça a failli mal finir. Il me manquait vingt-cinq cents. Il a fallu parlementer avec le chauffeur. J'ai pourtant essayé de passer en douce en mettant toute ma monnaie dans sa tirelire, mais il avait l'oreille. C'était un fin. Un malin. Il devait être chauffeur depuis longtemps. Sans regarder, juste au son des pièces tombées au fond de la boîte en métal, il a su. Il lève sa main. Je m'arrête. Je recule. Il ne me regarde pas. Il tient sa main levée et il me dit :
- C'est tout ce que j'ai...
- Y en manque. On tournait en rond.
-Alors ?
- Alors y manque vingt-cinq cents.
Je ne sais pas comment tout ça s'est terminé... il y a des dialogues que je préfère oublier. Je lui ai dit : « Je vais à l'hôpital. »
- T'as raison d'aller à l'hôpital. Quand on est malade dans sa tête, on se soigne.
- Ma mère est en train de mourir, ***, et ton vingt-cinq cents, tu peux te le fourrer au fond du cul !
C'est sorti d'un coup. Il n'a rien dit. Je suis allé au fond. J'ai entendu le chauffeur dire au passager assis à ses côtés : « Encore un crisse de Français. »
- Je ne suis pas Français et je t'emmerde, j'ai hurlé. Au moins y a ça. Quand notre mère est en train de mourir, ça nous donne certains droits.
Extrait 2
On est dans la rue. Une chaleur étouffante. Le soleil fond sur la ville. Ma mère me dit : Attends. Elle entre dans un magasin pour acheter des cigarettes. Je ne bouge pas. Il y a des voitures. Plein. Des klaxons toujours. Je dis, en imitant la voix de ma mère : Mais pourquoi ils klaxonnent ? Un autobus passe. Plein à craquer. Il s'arrête devant moi. À la radio une chanson joyeuse. Je regarde les passagers. Ils sont drôles. Il y a des femmes. Des vieux. Il y a des gros. Des minces. Des maigres. Ils suent. Un enfant de mon âge me sourit. Je m'approche. Je lève la main. L'autobus ne bouge plus. En arrière, on klaxonne pour que ça avance. Le garçon me lance par-dessus la cohue : Kif el yôm byo'dar baad yodhar mén el layl ? C'est une phrase de la chanson. Comment le jour peut encore sortir de la nuit ? Je fais semblant que je suis une danseuse du ventre. J'exécute des mouvements. On rigole. Lui dans l'autobus, moi dans la rue. Plus rien n'avance. Le chauffeur est en colère, il engueule tout le monde. Une voiture arrive en sens inverse et freine. Les pneus hurlent. Les portières claquent. Des gens courent. Je ne comprends pas. Mon ami ne me quitte pas des yeux. Tout va trop vite. Un homme arrive avec un boyau d'arrosage et inonde la carrosserie de l'autobus. Je repense à ma mère et à ses conseils pour arroser les herbes délicates. L'eau a une drôle d'odeur. Les passagers sont éclaboussés. Un mouvement de panique s'empare d'eux. Ils hurlent. Veulent sortir mais ils ne peuvent pas. Quelqu'un a bloqué la porte du véhicule. Des gens courent. Ils crient : « Ce n'est pas de l'eau. Ce n'est pas de l'eau. C'est de l'essence. De l'essence ! » Je regarde mon ami. Il est trempé. Il fait chaud. Il a les yeux grands ouverts. L'homme arrose toujours. Le chauffeur le supplie : Au nom de ta mère, au nom de ta mère ! Va te faire foutre, lui répond l'autre, et il lui tire une balle dans la tête. On crie. Le chauffeur tombe sur le klaxon. Des hommes partout. Mitraillettes entre les mains. Une femme veut sortir par la fenêtre. Trois longues rafales :
Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata-tatatatatatatata Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata-tatatatatatatata Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata-tatatatatatatata
Et d'un coup, d'un coup vraiment, sans passage, d'un coup, l'autobus flambe. Il flambe avec les vieux, les femmes et les gros. Il flambe. Tout flambe. La femme ne bouge plus, à cheval sur le bord de la fenêtre. Elle brûle. Sa peau coule. Je fixe les yeux de mon ami. Il me regarde toujours. La fumée me fait pleurer. Ça sent la viande cramée. Je suis seul. La ville s'évapore. Je flotte au milieu de rien. Brume épaisse. Les mitraillettes crépitent, le klaxon pleure, le feu avale tout et dans l'éclat des flammes, à l'intérieur de la carcasse rougeoyante de l'autobus, j'aperçois la silhouette d'une femme vêtue de noir avancer vers mon ami. Ses mains et ses bras sont de bois, son visage voilé. Cette femme n'existait pour personne avant. Elle n'avait pas de corps, pas d'âme, rien. Elle est née du feu, et maintenant elle est là, je la vois, je la vois saisir mon ami à la gorge, je la vois lui tordre le cou, lui arracher la tête, la porter à sa bouche et la dévorer. Elle se retourne vers moi. Elle me regarde. Je ne peux pas fuir. Qui est-elle ? Il n'y a plus rien, plus de lumière, plus de beauté, plus de beauté.
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Il y a des gens si bêtes que si une idée apparaissait à la surface de leur cerveau, elle se suiciderait, terrifiée de solitude.
- cannelle21Grand Maître
Lettre de poilu
Extrait 1 : Lettre de René Jacob à sa femme
Comment décrire ? Quels mots prendre ? Tout à l’heure, nous avons traversé Meaux, encore figé dans l’immobilité et le silence, Meaux avec ses bateaux-lavoirs coulés dans la Marne et son pont détruit. Puis, nous avons pris la route de Soissons et gravi la côte qui nous élevait sur le plateau du nord… Et alors, subitement, comme si un rideau de théâtre s’était levé devant nous, le champ de bataille nous est apparu dans toute son horreur. Des cadavres allemands, ici, sur le bord de la route, là dans les ravins et les champs, des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposés, autour desquels sous le soleil de septembre, bourdonnent des essaims de mouches ; des cadavres d’hommes qui ont gardé des pauses étranges, les genoux pliés en l’air ou le bras appuyé au talus de la tranchée ; des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d’hommes, avec des entrailles répandues sur le sol ; des cadavres qu’on recouvre de chaux ou de paille, de terre ou de sable, et qu’on calcine ou qu’on enterre. Une odeur effroyable, une odeur de charnier, monte de toute cette pourriture. Elle nous prend à la gorge, et pendant quatre heures, elle ne nous abandonnera pas. Au moment où je trace ces lignes, je la sens encore éparse autour de moi qui me fait chavirer le cœur. En vain le vent soufflant en rafales sur la plaine s’efforçait-il de balayer tout cela : il arrivait à chasser les tourbillons de fumée qui s’élevaient de tous ces tas brûlants ; mais il n’arrivait pas à chasser l’odeur de la mort. « Champ de bataille », ai-je dit plus haut. Non, pas champ de bataille, mais champ de carnage. Car les cadavres ce n’est rien. En ce moment, j’ai déjà oublié leurs centaines de figures grimaçantes et leurs attitudes contorsionnées. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la ruine des choses, c’est le saccage abominable des chaumières, c’est le pillage des maisons …
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- cannelle21Grand Maître
Madame Bovary, de Gustave Flaubert
Extrait 1
Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études :
– Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge.
Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre. Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
– Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit. Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
– Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
– Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
– Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari. Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
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Il y a des gens si bêtes que si une idée apparaissait à la surface de leur cerveau, elle se suiciderait, terrifiée de solitude.
- AudreyOracle
Ce sujet m'avait échappé... même recherche, mais pour des élèves de 5e. Le texte de la Comtesse de Ségur est très chouette, mais les autres me semblent bien trop durs pour eux.
- trompettemarineMonarque
Pour des troisièmes : Pascal Quignard, le nom sur le bout de la langue.
Du Victor Hugo
Pour des cinquièmes: du Pagnol, du Daudet (je suis peut-être trop classique)
Du Victor Hugo
Pour des cinquièmes: du Pagnol, du Daudet (je suis peut-être trop classique)
- trompettemarineMonarque
Des extraits du Portrait d'une jeune fille en verre de Tennessee Williams.
Il m'arrivait de passer une petite heure à la lire à voix haute en classe, juste pour le plaisir (classe de seconde et de première avant la réforme. Je sais qu'il s'agit d'une traduction.)
Je ne suis plus certaine qu'elle soit éditée (Le recueil s'appelle La Statue mutilée). La voici donc (le m'excuse pour les éventuelles coquilles):
Il m'arrivait de passer une petite heure à la lire à voix haute en classe, juste pour le plaisir (classe de seconde et de première avant la réforme. Je sais qu'il s'agit d'une traduction.)
Je ne suis plus certaine qu'elle soit éditée (Le recueil s'appelle La Statue mutilée). La voici donc (le m'excuse pour les éventuelles coquilles):
- Spoiler:
- Nous habitions un appartement de Maple Street à Saint-Louis, au troisième étage d'un immeuble qui abritait aussi un garage, une laverie chinoise et une échoppe de bouquiniste déguisée en débit de tabac.
Je présentais d'évidentes anomalies de caractère, qui ne pouvaient me mener qu'à une transformation radicale ou à l'échec : j’étais poète et je travaillais dans un entrepôt. Quant à ma sœur Laura, il était encore plus difficile de la définir. D'elle-même, elle n’aurait jamais fait un pas vers le monde : elle se tenait au bord de l'eau, pour ainsi dire comme si elle savait d'avance que l'eau était beaucoup trop froide pour y tremper le pied. Elle n'aurait jamais bougé d'un pouce, j'en suis presque sûr, si ma mère, qui était une femme d'un type plutôt agressif, ne l'avait brutalement poussée en avant, lorsque Laura eut vingt ans, en l'inscrivant dans un institut commercial voisin. Sur l'argent de ses magazines (ma mère plaçait des abonnements pour des magazines féminins), elle avait payé d'avance six mois de cours. Mais cela ne donna rien. Laura avait essayé de se mettre dans la tète le clavier de la machine à écrire; elle avait un plan du clavier à la maison, et elle restait assise devant, pendant des heures, en silence, le fixant des yeux tout en nettoyant et astiquant une quantité incroyable de petits bibelots de verre. Elle faisait cela tous les soirs après le dîner et maman me recommandait de me tenir tranquille. « Ta sœur étudie son clavier », disait-elle. Mais, je ne sais pourquoi, je sentais que cela ne donnerait rien — et je n'avais pas tort. Laura semblait connaître la disposition du clavier, tant qu'elle n’avait pas commencé son exercice hebdomadaire de vitesse. Mais dès qu'elle s'y mettait, les touches s'échappaient de son esprit comme une volée d'oiseaux éblouis.
A la fin, elle ne put se résoudre à aller à l'institut — mais elle garda longtemps sa décision secrète. Elle quittait la maison chaque matin à la même heure, et passait sa journée à tourner en rond dans le parc. On était en février, et ces longues promenades quelle faisait par tous les temps lui valurent bientôt une bonne grippe. Elle resta au lit quelques semaines, le visage éclairé par un drôle de petit sourire heureux. Evidemment, maman téléphona à l'institut commercial, pour prévenir que Laura était malade. A l'autre bout du fil, son correspondant eut quelque mal, semble-t-il, à se rappeler qui était Laura. Cela ne plut pas à ma mère qui rétorqua sèchement: « Voici deux mois que Laura suit des cours chez vous, vous pourriez au moins connaître son nom. » Alors ce fut la révélation. Après un certain moment de silence, cette personne répliqua à son tour qu'en effet elle se souvenait d'une demoiselle Wingfield, mais qu'elle n'avait pas paru une seule fois à l'institut depuis un mois. La voix de maman fut stridente. On appela au bout du fil une deuxième personne pour confirmer les déclarations de la première. Maman bondit dans la chambre de Laura : elle avait perdu son petit sourire et montrait un regard tendu et apeuré. Elle reconnut tout de suite la vérité. « Je ne pouvais plus aller là-bas. C'est trop effrayant. Ça me donnait mal à l'estomac.»
Après ce fiasco, ma sœur resta à la maison dans sa chambre la plupart du temps. Elle avait une chambre étroite, avec deux fenêtres ouvrant sur une cour sombre, coincée entre deux ailes du bâtiment. Nous appelions cette cour « la vallée de la mort », et cela mérite une explication. Il y avait dans le quartier un grand nombre de chats de gouttière, et un énorme chien blanc, crasseux et particulièrement méchant, qui ne cessait de les poursuivre. Dans les rues, ou sur les escaliers de la cour, ils arrivaient à lui échapper. Mais, de temps en temps, il réussissait à chasser l'un ou l'autre des plus jeunes chats vers le fond de ce cul-de-sac que formait la cour étroite, juste au-dessous de la chambre de ma sœur. Là, il leur fallait bien se rendre compte que ce qu'ils avaient pris pour une voie de salut n'était en réalité qu'un espace clos de toute part, une sorte de fosse obscure de béton et de briques, entourée de murs qu'aucun chat ne pouvait franchir. Alors il ne leur restait plus qu'à miauler à la mort, en attendant le dernier assaut. Il ne se passait pas de semaine sans que se répète cette tragédie. Laura s'était prise à haïr cette cour, elle ne pouvait pas la voir sans entendre les cris et les râles des chats agonisants. Elle gardait ses stores baissés, et comme maman ne nous permettait pas d'allumer sans nécessité, elle passait ses jours, dans une continuelle pénombre. Le mobilier de sa chambre comprenait un lit, un bureau et une chaise, tous trois peints en ivoire terne. Au-dessus du lit, il y avait une peinture religieuse particulièrement laide, le visage d'un Christ efféminé, avec de grosses larmes bien apparentes au-dessous des yeux. Le charme de la chambre venait de la collection d'objets en verre de ma sœur. Elle avait une passion pour les verres colorés et elle avait couvert les murs de sa chambre de rayonnages, garnis de petits bibelots de verre, tous plus fins les uns que les autres, et colorés avec goût. Elle passait son temps à les nettoyer et les astiquer. En entrant dans sa chambre, on était frappé par le doux éclat transparent de tous ces bibelots, reflétant à travers les stores la pâle lumière qui filtrait de « la vallée de la mort ». Je ne saurais dire combien il y en avait exactement. Elle aimait chacun d'eux en particulier.
Elle vivait dans un monde de verre, et aussi dans un monde de musique. Pour faire de la musique, elle avait un vieux phonographe datant de 1920 et une pile de disques de la même époque. C'étaient Chuchotements ou Le Nid d'amour ou encore Dardanella. Ces disques étaient un souvenir de notre père, cet homme dont nous nous souvenions à peine et dont nous prononcions rarement le nom. Juste avant sa disparition soudaine et inexpliquée, il avait laissé ce cadeau à la maison : le phonographe et les disques, comme par une façon de s'excuser. Une fois, par hasard, un jour de paie à l'entrepôt, j'avais apporté à la maison un nouveau disque. Mais Laura s'intéressait peu aux disques nouveaux, peut-être parce qu'ils lui rappelaient les cris tragiques de « la vallée de la mort » — ou les exercices dactylographiques de l'Institut commercial. Elle n'aimait que les airs qu'elle avait toujours entendus. Elle les chantait souvent pour elle-même, la nuit, dans la chambre. Sa voix était frêle, et généralement elle détonnait. Mais il y avait dans son chant une curieuse douceur enfantine. A huit heures, le soir, je m'installais pour écrire dans la souricière qui me tenait lieu de chambre. A travers la porte close, à travers les cloisons, j'entendais ma sœur chanter toute seule Chuchotements ou Je vous aime, ou C'est l'heure de dormir, détonnant à chaque instant, mais sachant conserver l'atmosphère en mineur de la musique. Je crois que c'est à cause de cela qu'à cette époque je ne pouvais écrire que des poèmes étranges et mélancoliques. J'avais dans les oreilles les sérénades que chantait ma sœur en nettoyant ou en contemplant simplement de ses grands yeux bleus ses bibelots de verre coloré. Elle attendait que le petit éclat de diamant qui brillait sur chacun d'eux lui eût vidé l'esprit de tout contenu réel ; elle restait alors dans un état de calme hypnotique, elle s'arrêtait de chanter ou de nettoyer ses verreries, elle restait assise sans bouger, jusqu'à ce que maman vienne frapper à sa porte, en lui reprochant ce gaspillage d'électricité.
Je ne pense pas que ma sœur ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur, et je ne saurais dire si ce n'était pas là la voie d'une secrète sagesse. Elle ne parlait jamais beaucoup, pas même à moi, mais de temps en temps elle lâchait une phrase qui vous coupait le souffle.
En rentrant de l'entrepôt, ou après avoir fini d'écrire, le soir, j'entrais dans sa chambre pour lui faire une petite visite. A force de vouloir mener deux chevaux à la fois, dans deux directions opposées, j'avais les nerfs usés et ma sœur exerçait sur moi un effet calmant.
Je la trouvais généralement assise droite sur sa chaise ivoire, et tenant tendrement dans le creux de sa main un petit objet de verre.
« Qu'est-ce que tu fais? Tu lui parles?
— Non, répondait-elle gravement. Je le regarde. »
Sur son bureau, il y avait deux livres qu'on lui avait offerts pour son anniversaire ou pour Noël. L'un était un roman de je ne sais plus quel auteur, intitulé Le Jardin des Roses. L'autre était Taches de rousseur, de Gene Stratton Porter. Je n'ai jamais vu Laura lire Le Jardin des roses, mais, à cette époque, on peut dire qu'elle vivait avec le livre de Gene Porter. Il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'on pût lire un livre d'un bout à l'autre et le laisser une fois fini. Le personnage principal de Taches de rousseur, un jeune orphelin manchot qui travaillait dans un camp de bûcherons, était pour elle, un ami qu'elle invitait de temps à autre dans sa chambre, exactement comme elle m'y invitait. Lorsque, je la trouvais avec le livre ouvert sur les genoux, elle m'annonçait que « Taches de rousseur » avait des ennuis avec le contremaître, ou qu'il venait d'être blessé par un arbre qui lui était tombé dessus. Son visage exprimait un chagrin sincère, lorsqu'elle me rapportait ces malheurs de son héros. Sans doute ne se rappelait-elle plus comment il finissait par les surmonter: son accident l'amenait par hasard à retrouver ses parents, qui étaient fort riches, et le coléreux contremaître, à la fin du livre, révélait un cœur d'or. « Taches de rousseur » tombait aussi amoureux d'une fille qui s'appelait Ange, mais ma sœur fermait le livre dès que cette fille apparaissait dans l'histoire — ou bien elle en reprenait le début. Je me souviens d'une réflexion qu'elle m'avait faite sur l’héroïne du roman : « Elle est charmante, Ange, disait-elle, mais elle me paraît un peu vaniteuse. »
Une année, au moment de Noël, alors qu'elle était en train de décorer le sapin, elle prit l'étoile de Bethléem qui devait aller au sommet de l'arbre et la regarda : attentivement.
« Est ce que les étoiles ont réellement cinq branches? » demanda-t-elle.
C'est le genre de choses que personne ne croit. Je regardai Laura avec tristesse.
« Mais non, lui dis-je très sérieusement, elles sont rondes comme la terre, et certaines beaucoup plus grandes que la terre.»
Elle parut vraiment surprise de l'apprendre. Elle alla à la fenêtre pour regarder le ciel, qui était, comme toujours pendant l'hiver à Saint-Louis, complètement obscurci par le brouillard.
« C'est facile à dire », dit-elle, et elle revint vers le sapin.
Ainsi le temps passa, et ma sœur eut vingt-trois ans. Elle était en âge de se marier, mais la vérité était qu'elle n'était encore jamais sortie, même une seule fois, avec un garçon. Mais je crois que maman en souffrait beaucoup plus qu'elle.
Un matin, au petit déjeuner, maman me dit : « Comment se fait-il que tu n'aies pas quelques amis de ton âge, quelques jeunes gens de l'entrepôt que tu pourrais inviter à dîner ? »
L'idée me surprit, parce qu'il y avait à peine de quoi manger à la maison pour nous trois. Ma mère était une maîtresse de maison terriblement stricte. Dieu sait que nous étions pauvres! Mais elle vivait dans la crainte d'être un jour plus pauvre encore. Et cette crainte n'était pas sans fondement, puisque le seul homme de la maison était poète et travaillait dans un entrepôt. Mais presque aussitôt, ma mère s'expliqua :
« Je pense que ce serait très bien pour ta sœur », dit-elle.
Quelques jours plus tard, j'amenai Jim à dîner la maison. Jim était un grand Irlandais aux cheveux roux, avec le visage frotté et poli d'une vieille chinoiserie. De ses larges mains carrées, par une sorte d'instinct simple et innocent, il ne pouvait s’empêcher de toucher ses amis. Il, lui fallait toujours vous claquer les épaules ou les bras et, à travers l'étoffe de votre chemise, ses larges mains vous brûlaient comme des assiettes sorties du four. C'était le garçon le plus populaire de l'entrepôt, et, aussi curieux que cela paraisse, c'était le seul avec qui je fusse en bons termes. Je pense qu'il me trouvait gentiment ridicule. Il savait que j'avais l'habitude de m'enfermer en secret dans les cabinets pour chercher des rimes, quand le travail se relâchait à l'entrepôt, ou de grimper sur le toit pour fumer une cigarette, en regardant, au-delà de la rivière, le paysage vallonné de l'Illinois. Sans aucun doute, il devait me considérer, lui aussi, comme un cinglé, mais alors que tout le monde se montrait soupçonneux et hostile envers moi, lui, dès le premier jour, m'avait accepté chaleureusement. Il m'appelait Slim, et peu à peu sa cordialité s'était étendue à tous : on commençait à me sourire en me voyant arriver, comme on sourit à un chien un peu bizarre et qui garde les pattes à distance.
Quoi qu'il en soit, il m'avait fallu du courage pour inviter Jim à dîner. J'y avais pensé toute la semaine, remis mon invitation jusqu'à vendredi midi : c’était la dernière limite, puisque le dîner était prévu pour le soir.
« Qu'est-ce que tu fais ce soir? Lui avais-je finalement demandé.
— Rien à foutre, fit Jim. J'avais rendez-vous avec une fille, mais sa tante est tombée malade et elle a dû se taper une visite à Centralia.
— Viens donc dîner à la maison, dis-je.
— D'accord, fit Jim, et il eut un sourire étonné.
Je sortis pour téléphoner la nouvelle à maman. Elle me répondit avec une énergie qui fit vibrer l'appareil:
« J'espère qu'il est catholique?
— Oui, dis-je, en me rappelant qu'il portrait une petite croix d'argent sur la poitrine.
—Bon, dit maman. Je vais préparer un pâté de saumon. »
C'est ainsi que nous étions rentrés ensemble de l'entrepôt dans sa vieille guimbarde.
Je ne sais pourquoi, je me sentais inquiet et coupable en grimpant les trois étages du vieil escalier, avec cet Irlandais à tête d'agneau. Nous arrivâmes devant la porte de l'appartement F, qui n'était pas assez épaisse pour retenir l'odeur du saumon grillé. N'ayant jamais la clef, j'appuyai sur la sonnette.
« Laura fit la voix de ma mère. Voilà Tom et M. Delaney. Va leur ouvrir. »
Il y eut un long silence.
« Laura? appela encore ma mère. Je suis occupée à la cuisine. Va ouvrir la porte.»
J'entendis enfin le pas de ma sœur dans l'appartement. Elle passa devant la porte d'entrée, et se rendit dans le salon. J'entendis le grincement de la manivelle du phonographe. Puis la musique. C'était l'un des plus vieux disques, une marche de Sousa : elle l'avait mis pour se donner le courage d’ouvrir à un inconnu.
La porte s'ouvrit timidement et ma sœur se trouva devant nous. Elle portait une robe de maman, en gaze noire, qui lui tombait jusqu'aux chevilles, et des chaussures à hauts talons sur lesquels elle se balançait comme un échassier au mélancolique plumage. Elle fixait sur nous des yeux brillants comme du verre.
« Hello! » fit Jim, avant que j'aie pu le présenter.
Il tendit la main, ma sœur ne fit que la toucher l'espace d'une seconde.
« Excusez-moi », murmura-t-elle, et avec un léger bruissement, elle retourna vers sa chambre.
Un instant, on put apercevoir l'intérieur de ce sanctuaire et l'éclat silencieux des objets de verre, mais déjà la porte se refermait sur la silhouette de Laura.
Jim était incapable de s'étonner de rien.
« C'est ta sœur? demanda-t-iI.
— Oui, c'est ma sœur. Elle est terriblement timide.
— Elle te ressemble, dit Jim. Sauf qu’elle est jolie. »
Laura ne réapparut pas avant le dîner. Elle était placée à côté de Jim, et durant tout le repas, elle se tint légèrement penchée vers l'autre côté. Son visage était brillant de fièvre, et l'une de ses paupières, celle qui se trouvait du côté de Jim, cillait nerveusement. Trois fois, au cours du dîner, elle laissa tomber sa fourchette avec un bruit terrible ; sans cesse, elle portait son verre à ses lèvres et lapait de petites gorgées d'eau. Et elle continua ainsi, même lorsque son verre se trouva vide. Ses gestes étaient de plus en plus gauches, de plus en plus rapides.
Je ne trouvais rien à dire. Les honneurs de la conversation revenaient à ma mère. Elle interrogeait notre hôte sur sa maison, sur sa famille. Elle fut heureuse de savoir que son père avait une affaire à lui : un magasin de chaussures quelque part dans le Wyoming ; elle fut édifiée quand elle apprit que Jim suivait des cours du soir et étudiait la comptabilité. A quoi s'intéressait-il, en dehors de l'entrepôt ? L'électricité ? La radio ? Ah ! mon Dieu ! il était facile de voir que Jim était un garçon plein d'avenir, et qui saurait certainement se faire une place dans la vie.
Maman se mit alors à parler de ses enfants.
« Laura, disait-elle, n'était pas faite pour les affaires. C'était une femme d'intérieur, et tenir une maison, n'est-ce pas, après tout, la meilleure vocation pour une jeune fille?» Jim approuvait, et ne semblait pas se sentir le moins du monde impliqué dans ces confidences. J'en étais mal à l'aise et je demeurais silencieux ; j'essayais de ne pas regarder Laura, de plus en plus émue devant l’incroyable inconscience de maman.
C'était un vrai supplice et je n'osais penser au moment où le repas serait fini, quand il n'y aurait même plus les plats pour faire diversion, qu'il nous faudrait passer dans le petit salon surchauffé. Je nous voyais déjà, assis en rond, tous les quatre, ayant épuisé tous les sujets de conversation, lorsque l'interminable interrogatoire de maman sur la maison et le travail de Jim se serait tout de même terminé ; je nous voyais déjà écoutant sans rien dire le sifflement du radiateur, chacun se raclant la gorge, dans la gêne et l'énervement.
Mais à la fin du dessert, un miracle se produisit.
Maman était allée porter les assiettes à la cuisine, lorsque Jim me donna une grande claque dans le dos et dit
« Hé, Slim, fais-moi voir un peu tous ces vieux disques! »
Il se leva sans manière et entra dans le petit salon. Il s'agenouilla par terre, devant le vieux phonographe, et commença à sortir toute la collection de disques, annonçant les titres à haute voix, riant de si bon cœur que ce fut brusquement comme un rayon de soleil qui dissipa la gêne où nous nous engluions, ma sœur et moi.
Il se trouvait placé juste sous le lampadaire, et tout à coup, ma sœur bondit et déclara à Jim :
« Oh! mais vous avez des taches de rousseur!
— Sûr, fit Jim avec une grimace. C'est pour ça que les copains m'appellent « Taches de rousseur »,
— « Taches de rousseur ", répéta Laura.
Elle me regarda comme si elle attendait la confirmation d'un merveilleux espoir. Je détournai les yeux, ne sachant pas, devant la tournure que prenaient les choses, si je devais me réjouir ou m'alarmer. Quant à Jim, il avait remonté le phonographe et mis Dardallella.
Il fit un sourire à Laura.
« Ça vous dit, d'en suer une avec moi?
— Comment? fit Laura, éberluée, mais tout en sourire.
— On danse! » dit Jim en la prenant dans ses bras.
De sa vie, je savais bien que Laura n'avait jamais dansé, et je ne cesserai jamais de m'étonner de la façon parfaitement naturelle avec laquelle elle glissa entre les bras immenses de Jim. Ils tournèrent en rond dans le petit salon surchauffé, se cognant aux chaises et au canapé, riant fort et parfaitement heureux. Dire que c'était de l'amour, pourrait paraître un peu prématuré ; mais il était vrai que Jim avait des taches de rousseur. Aux yeux de ma sœur, on ne pouvait pas douter qu'il eût endossé la personnalité du jeune orphelin manchot du Limberlost, cette vaste région brumeuse où Laura se réfugiait lorsque les murs de l'appartement F lui semblaient trop étroits.
Maman arriva avec des citronnades, Elle s'arrêta net sur le seuil de la porte.
« Oh ! mon Dieu ! Laura ? Tu danses ?»
Tout son visage exprimait une stupéfaction absurde et heureuse à la fois.
« Mais elle doit vous marcher sur les pieds, monsieur Delaney ? dit-elle.
— Et alors? dit Jim galamment. Mes pieds, c'est pas des œufs!
— Bien, bien, bien, fit maman, avec un sourire radieux,
— Elle pèse comme une plume, dit encore Jim. Avec un peu d'entraînement, elle danserait aussi bien que Betty. »
Il y eut un moment de silence.
« Betty ? fit maman,
— C'est la fille avec qui je sors, dit Jim.
— Oh! » dit maman.
Elle posa avec précaution le pot de citronnade et tournant le dos à notre hôte, elle lui demanda s'il sortait souvent avec cette heureuse jeune fille.
« Toujours, dit Jim. C'est mon amie. »
Sur le visage de ma mère, il passa un éclair de fureur.
« Tom ne m'avait pas dit que vous sortiez avec une jeune fille.
— Non, Je n'avais pas l'intention de lâcher le morceau. Les copains, à l'entrepôt, n'en finiront pas, si Slim répand la nouvelle. »
Il rit de bon cœur, mais son rire retomba lourdement. Si borné qu'il fût, il avait fini par sentir combien ses allusions à Betty étaient déplaisantes.
« Et vous pensez vous marier bientôt ? demanda maman.
— Le mois prochain », lui dit-il.
Il lui parla encore quelques instants, pour essayer de la réconforter, et elle finit par lui dire sur un ton lugubre:
« Mais c'est charmant ! Si nous l'avions su, nous aurions aimé vous avoir tous les deux. »
Jim avait pris son manteau,
« Vous partez déjà? demanda maman,
— J'espère que je n'ai pas l'air de m'enfuir, dit Jim. Mais Betty revient de Centralia par le train de huit heures. J'ai juste le temps de filer à la gare.
— Oh ! alors, nous ne devons pas vous retenir. »
Dès qu'il fut parti, nous nous rassîmes tous les trois, en proie à une grande confusion. C'est Laura qui parla la première.
« Il est très gentil, dit-elle. Et toutes ces taches de rousseur !
— Oui », dit maman. Elle se tourna vers moi.
« Tu ne nous avais pas dit qu'il allait se marier?
— Eh ! Comment est-ce que je l'aurais su ?
— Je croyais que c'était ton meilleur ami à l'entrepôt?
— C'est vrai. Mais je ne savais pas qu'il allait se marier.
— C’est singulier, dit maman. C'est vraiment singulier!
— Mais non, dit Laura doucement, en se levant, il n'y a rien de singulier. »
Elle prit un disque et souffla dessus comme pour en chasser la poussière, puis elle le reposa soigneusement par terre.
« Les amoureux pensent que tout leur est permis », dit-elle.
Que voulait-elle dire exactement? Je ne le sus jamais. Elle gagna tranquillement sa chambre et ferma sa porte.
Peu de temps après cette soirée, je perdis mon emploi à l'entrepôt. On me mit à la porte, parce que j'avais écrit un poème sur le couvercle d'une boîte à chaussures. Je quittai Saint-Louis et commençai à vagabonder par le pays. Je m'enfonçai dans les villes comme dans des feuilles mortes, aux vives couleurs, chassées par le vent loin des arbres. Ma nature changeait. Je devenais dur et indépendant.
En cinq ans, j'avais presque oublié la maison. Il me fallait l'oublier, je ne pouvais pas l'emporter avec moi. Mais de temps en temps, le plus souvent en arrivant dans une ville nouvelle, avant d'y avoir trouvé des compagnons, je sens s'amollir ma carapace de dureté. Une porte s'ouvre doucement, et je n'y peux rien. J'entends la vieille musique fatiguée qu'un père inconnu, aussi désabusé que moi me laissa dans cette maison qu'il avait abandonnée. Je revois le doux éclat triste des centaines de petits bibelots colorés. Je retiens mon souffle et, tout à coup, au milieu de son musée de verre, m'apparaît le visage de ma sœur — et elle habite ma nuit.
- ernyaFidèle du forum
Bonjour à tous,
Je remonte ce sujet car je cherche des textes courts, si possible complets, pour travailler la lecture expressive pendant les heures de soutien/approfondissement de sixième. Toutes vos idées sont les bienvenues.
Je remonte ce sujet car je cherche des textes courts, si possible complets, pour travailler la lecture expressive pendant les heures de soutien/approfondissement de sixième. Toutes vos idées sont les bienvenues.
- miss sophieExpert spécialisé
Les histoires du Petit Nicolas.
Plus court, les Histoires pressées (et Nouvelles histoires pressées) de Bernard Friot.
Les Contes de la rue Broca de Gripari.
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