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Beauvoir et la philosophie dans Mémoires d'une jeune fille rangée Empty Beauvoir et la philosophie dans Mémoires d'une jeune fille rangée

par Sei Ven 13 Juil - 11:42
Salut, amis philosophes !

Dans la 4e partie des Mémoires, on trouve ce dialogue entre Beauvoir et l'un de ses professeurs, qui ne juge que par Hume, après qu'elle lui a rendu une dissertation dans laquelle elle a préféré Kant à Hume :

Simone de Beauvoir a écrit:J’objectai que Hume ne résolvait aucun des problèmes pratiques ; il haussa les épaules : « La pratique ne pose pas de problèmes. » Non. Il ne fallait voir dans la philosophie qu’un divertissement, et on avait le droit de lui en préférer d’autres. « Somme toute, il ne s’agirait que d’une convention ? » suggérai-je. – Ah ! non, mademoiselle, cette fois, vous exagérez, me dit-il avec une brusque indignation. Je sais, ajouta-t-il, le scepticisme n’est pas à la mode. Bien sûr : allez chercher une doctrine plus optimiste que la mienne. » Il me raccompagna jusqu’à la porte : « Eh bien ! enchanté ! Vous réussirez sûrement l’agrégation », conclut-il d’un air écœuré. C'était sans doute plus sain, mais moins réconfortant, que les vaticinations de Jean Baruzi.

Est-ce que vous pourriez m'aider à bien comprendre cet échange ?

Par ailleurs, Nizan fait un dessin qui représente Leibniz ayant reçu un coup de pied au derrière, coup de pied donné par Spinoza. Ces deux penseurs auraient des philosophies contradictoires ?

Pardonnez mon inculture, et merci à vous !
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par Sei Sam 14 Juil - 8:13
Up, et j'en profite pour poser une autre question : lorsque Simone de Beauvoir parle de "morale pluraliste", à quoi fait-elle allusion ?

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"Humanité, humanité, engeance de crocodile."
Paul Dedalus
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par Paul Dedalus Sam 14 Juil - 9:26
Je ne saisis pas bien l'échange non plus. J'ai l'impression qu'il porte sur la critique du caractère institutionel de Simone vis-à-vis de la philosophie (la philosophie doit résoudre des problèmes pratiques, ça commence à être une pensée répandue à son époque dans le recrutement des enseignants et c'est plus que jamais le cas aujourd'hui) mais c'est vague.

Quant à la deuxième question, l'écrit intitulé Pour une morale de l'ambiguïté est un éclairage précieux sur ce thème d'une pluralité de morale et d'une morale pluraliste.

On y découvre une Simone bonne philosophe faisant un tas de distinctions opérationnelles et précieuses.


Dernière édition par Paul Dedalus le Dim 15 Juil - 9:29, édité 1 fois

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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
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par Anaxagore Sam 14 Juil - 11:40
Sei a écrit:Salut, amis philosophes !

Dans la 4e partie des Mémoires, on trouve ce dialogue entre Beauvoir et l'un de ses professeurs, qui ne juge que par Hume, après qu'elle lui a rendu une dissertation dans laquelle elle a préféré Kant à Hume :

Simone de Beauvoir a écrit:J’objectai que Hume ne résolvait aucun des problèmes pratiques ; il haussa les épaules : « La pratique ne pose pas de problèmes. » Non. Il ne fallait voir dans la philosophie qu’un divertissement, et on avait le droit de lui en préférer d’autres. « Somme toute, il ne s’agirait que d’une convention ? » suggérai-je. – Ah ! non, mademoiselle, cette fois, vous exagérez, me dit-il avec une brusque indignation. Je sais, ajouta-t-il, le scepticisme n’est pas à la mode. Bien sûr : allez chercher une doctrine plus optimiste que la mienne. » Il me raccompagna jusqu’à la porte : « Eh bien ! enchanté ! Vous réussirez sûrement l’agrégation », conclut-il d’un air écœuré. C'était sans doute plus sain, mais moins réconfortant, que les vaticinations de Jean Baruzi.

Est-ce que vous pourriez m'aider à bien comprendre cet échange ?

Par ailleurs, Nizan fait un dessin qui représente Leibniz ayant reçu un coup de pied au derrière, coup de pied donné par Spinoza. Ces deux penseurs auraient des philosophies contradictoires ?

Pardonnez mon inculture, et merci à vous !

Les spécialistes donneront leur point de vue certainement.

Je dirais que Beauvoir trouve que Hume fait un certain nombre d'objections sans chercher à reconstruire une théorie satisfaisante et que l'on tombe dans un empirisme qui ne la satisfait pas. Beauvoir ne semble pas vouloir tolérer une telle démission en rase campagne, elle y voit, je pense, une négation de la pensée théorique en tant que démarche d'importance, un renvoi de la pensée théorique à un simple jeu déconnecté si la pratique peut se faire sans théorie sous-jacente et en étant satisfait. Le type s'agace et dit implicitement que le scepticisme a beau ne pas être à la mode, c'est un courant qui existe. Et il l'envoie lire des doctrines plus "rassurantes", qui prétendent à davantage de réponses. Le type semble trouver qu'elle fait partie de ceux qui aiment se rassurer dans l'étude de vastes doctrines sophistiquées, et prétentieuses d'après lui, et que de ce fait elle préparera son agrégation avec zèle et réussite.

Je pense qu'elle juge a posteriori que la démarche intellectuelle du bonhomme était certes plus saine, mais assez perturbante par rapport à celles de gens plein de réponses, comme Baruzi qu'elle cite.

Sei a écrit:Up, et j'en profite pour poser une autre question : lorsque Simone de Beauvoir parle de "morale pluraliste", à quoi fait-elle allusion ?

Elle parle d'une vision de la morale qui ne lui donne pas un contenu évident.

Bon, c'est ce que j'en dis comme ça.

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"De même que notre esprit devient plus fort grâce à la communication avec les esprits vigoureux et raisonnables, de même on ne peut pas dire combien il s'abâtardit par le commerce continuel et la fréquentation que nous avons des esprits bas et maladifs." Montaigne

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wolmar
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par wolmar Dim 15 Juil - 0:05
Sei a écrit:Salut, amis philosophes !

Dans la 4e partie des Mémoires, on trouve ce dialogue entre Beauvoir et l'un de ses professeurs, qui ne juge que par Hume, après qu'elle lui a rendu une dissertation dans laquelle elle a préféré Kant à Hume :

Simone de Beauvoir a écrit:J’objectai que Hume ne résolvait aucun des problèmes pratiques ; il haussa les épaules : « La pratique ne pose pas de problèmes. » Non. Il ne fallait voir dans la philosophie qu’un divertissement, et on avait le droit de lui en préférer d’autres. « Somme toute, il ne s’agirait que d’une convention ? » suggérai-je. – Ah ! non, mademoiselle, cette fois, vous exagérez, me dit-il avec une brusque indignation. Je sais, ajouta-t-il, le scepticisme n’est pas à la mode. Bien sûr : allez chercher une doctrine plus optimiste que la mienne. » Il me raccompagna jusqu’à la porte : « Eh bien ! enchanté ! Vous réussirez sûrement l’agrégation », conclut-il d’un air écœuré. C'était sans doute plus sain, mais moins réconfortant, que les vaticinations de Jean Baruzi.

Est-ce que vous pourriez m'aider à bien comprendre cet échange ?

Par ailleurs, Nizan fait un dessin qui représente Leibniz ayant reçu un coup de pied au derrière, coup de pied donné par Spinoza. Ces deux penseurs auraient des philosophies contradictoires ?

Pardonnez mon inculture, et merci à vous !

Je m'y essaie, sans conviction !

"J’objectai que Hume ne résolvait aucun des problèmes pratiques" : étrange formule, dite ainsi. On peut cependant considérer que Hume, penseur sceptique, ne donne pas de réponse à la question "Comment agir ?", étant comme tout sceptique (pour simplifier), relativiste. En ce sens telle action ne sera pas meilleure qu'une autre, puisqu'on peut toujours douter de sa valeur réelle. Ainsi, le scepticisme peut être accusé de ne pas donner de quoi guider dans l'action (le doute planant toujours).

"La pratique ne pose pas de problèmes" : réponse quelque peu rhétorique du professeur, qui reprend le mot "problème" pour le renverser et le délester de sa charge problématique. Cela peut aussi renvoyer au fait que la morale chez Hume (le "comment agir") se résout simplement et n'entre pas dans les difficultés décrites auparavant. Tout simplement parce que l'agir ne se déduit pas de la raison (mise à mal par Hume) mais vient des sentiments, également des appréhensions de plaisir ou de douleur. La raison est dominée par les passions chez Hume, et elle n'a pas le pouvoir décisionnaire qu'on pourrait lui attribuer spontanément s'agissant de la morale. Donc pas de problèmes, les sentiments nous guident sans qu'on n'hésite en quoi que ce soit.

"Non. Il ne fallait voir dans la philosophie qu’un divertissement, et on avait le droit de lui en préférer d’autres." : Hume est une figure de la pop philosophie (expression de Deleuze). Il passe un temps certain à fustiger les philosophies abstruses, et il est vrai qu'il y a presque un côté ludique dans ses ouvrages (déjà, par l'étonnement provoqué du fait de ses thèses tranchées). Beauvoir pointe à nouveau le travers relativiste (on pourrait "en préférer d'autres, cette philosophie ou une autre, quelle importance", semble-t-elle dire). Amusant dans la mesure où l’existentialisme, s'il n'est pas un relativisme, peut parfois tout de même s'en rapprocher, ne serait-ce que par la vision d'une absurdité fondamentale du monde, où tout étant absurde à égale mesure, rien n'a réellement plus de valeur qu'autre chose.

« Somme toute, il ne s’agirait que d’une convention ? » : intervention délicate à situer. "Il" renvoie-t-il à la philosophie comme divertissement ? A la pratique comme convention ? Peut-être s'agit-il de l'ensemble, puisque là encore, le reproche sous-jacent du relativisme semble poindre : en l'absence de valeur réelle, on postulerait une valeur de convention, pour bien pouvoir agir. La convention est donc l'outil que Beauvoir entrevoit pour la philosophie de Hume, mais un outil déjà gangréné par l'absence de valeur intrinsèque, et donc fragile. C'est un reproche à peine voilé d'une philosophie précaire et faible théoriquement, qui n'aurait pour s'appuyer que le sol mouvant de la convention.



" Ah ! non, mademoiselle, cette fois, vous exagérez, me dit-il avec une brusque indignation. Je sais, ajouta-t-il, le scepticisme n’est pas à la mode. Bien sûr" :  indignation du professeur qui entend bien le reproche fait.

"allez chercher une doctrine plus optimiste que la mienne." : renvoi du professeur au reproche d'absence de solidité pratique de la théorie de Hume, en faisant mention du caractère optimiste et donc vertueux du point de vue de l'action, de la théorie de Hume. On peut juger Hume comme optimiste du point de vue de sa théorie de la bienveillance et la sympathie, deux concepts prépondérants dans sa théorie des affects et sa théorie sociale, avec l'idée (je fais très gros), que l'homme, capable de ressentir du plaisir et attiré par cela, a tendance à la bienveillance, à la sympathie, comme sentiments agréables et donc à rechercher, et que ces sentiments peuvent, de restreints qu'ils sont au départ, s'étendre au genre humain tout entier.

Voilà pour l'essentiel ; tant mieux si ça a pu t'éclairer un peu, tant pis si ça n'a fait qu'embrouiller l'histoire !  Wink
Paul Dedalus
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par Paul Dedalus Dim 15 Juil - 9:33
Merci beaucoup, Wolmar, pour cette explication de texte.

Hume, une figure de la pop philosophie? Very Happy Vraiment?
Je comprends alors pourquoi j'avais si bien réussi l'explication de texte à l'agrégation 2017 de philosophie, jusqu'à ce que cela me donne l'admissibilité alors que je n'avais quasiment pas lu Hume!

Oui, je crois que je comprends, il s'exporte un peu sur les limites de la discipline, jusqu'aux confins de sa disparition en posant justement la question de son utilité par rapport à la vie vécue, sensible.

Il y a un très beau passage qui illustre ça dans le premier volume du Traité de la nature humaine.

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par Sei Lun 16 Juil - 8:29
Merci mille fois à tous les trois pour vos éclaircissements. fleurs2

Quant à la querelle dessinée par Nizan entre Spinoza et Leibniz, il ne s'agirait que de l'expression du goût de la petite bande de Sartre pour Spinoza ? Pas de référence philosophique ultra connue à côté de laquelle je passerais à côté ?
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par wolmar Lun 16 Juil - 12:33
Spinoza et Leibniz furent contemporains, se sont écrits ; Leibniz a lu le traité théologico-politique (l'a lu comme une simple exégèse biblique), s'est rendu à La Haye ; il fut accusé en son temps d'être un spinoziste déguisé ; Jacobi dans sa correspondance avec Mendelssohn, relève de très fortes similitudes entre les systèmes ; mais il n'existe pas d'anecdote croustillante, du moins à ma connaissance, comme entre Platon et Diogène, Descartes et Pascal, Popper et Wittgenstein...
Il est en outre difficile de déterminer (et c'est le cas pour tous ceux qui se disent spinozistes) de quel Spinoza on parle : Spinoza est un auteur interprété littéralement en tous sens, si bien qu'il devient difficile voire impossible de dire auquel on se réfère : Spinoza panthéiste ? Athéiste ? Impie ? Juif ? Adorateur du Christ ? Orientaliste ? Rationaliste ? Toutes ces lectures existent et se justifient. Alors quel Spinoza plaisait tant à Paul Nizan et ses collègues de promotion ? Difficile à dire, même si j'imagine qu'un Spinoza mystique a pu davantage plaire dans l'imagerie qu'un Leibniz rationaliste. Il y a quelque chose de plus exotique chez Spinoza que chez Leibniz, cela me paraît à peu près sûr. En outre, leurs métaphysiques, si elles ne sont pas vraiment compatibles, peuvent s'entendre sans opposition l'une à l'autre (je détaillerai si besoin). J'ai un faible pour Leibniz pour ma part dans ce match Wink
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par Sei Mar 17 Juil - 17:51
Un très grand merci, Wolmar !
Sur les conseils de l'un de ses professeurs, Beauvoir a rédigé un mémoire sur Leibniz. Il avait sans doute la cote chez les professeurs de la Sorbonne, moins chez les "petits camarades".

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par Anaxagore Mar 17 Juil - 18:14
Les camarades ne sont pas très théodicée.

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par Sei Mar 28 Aoû - 10:12
Salut, encore !

Lorsque Beauvoir écrit qu'elle veut être "[s]a propre cause et [s]a propre fin", puis-je y voir une référence quasi directe à l'autonomie kantienne ?

Merci à vous.

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par wolmar Mar 28 Aoû - 11:29
Il y a en effet une référence à la morale de Kant, mais il faut quand même prendre garde à ne pas assimiler la morale (si l'on peut dire) existentialiste à celle du philosophe allemand. Celui-ci ne parle pas réellement d'être à soi-même sa propre fin, mais selon sa Maxime, de traiter autrui en tant que fin et jamais comme simple moyen. Il développe l'idée d'une liberté indispensable à toute perspective morale, c'est-à-dire un sujet autonome, auteur et responsable de ses actions ( pas de possibilité de juger qu'un acte est bien ou mal si la personne n'en n'est pas du tout responsable, n'en n'est pas à l'origine).
Cependant les perspectives morales chez Kant ne sont pas du tout les mêmes que dans l'existentialisme : pour Kant, il est indispensable de penser un au-delà pour avoir des raisons de bien agir (premières pages de la Métaphysique des moeurs) : le monde ici-bas nous montre que trop combien les méchants sont épargnés voire récompensés, et les bons malmenés ou ignorés. Il y a une ingratitude fondamentale du réel, d'ailleurs aussi prégnante chez Beauvoir, quoique davantage absurdité (le réel peut être ingrat, entre autres). Pas d'au-delà chez Beauvoir, pas de transcendance : rien ne me dépasse (être à soi sa propre fin) ni ne me conditionne (être sa propre origine), tout est là et rien que là, ce qui est à la fois angoisse absolue et griserie extrême : entre la nausée et l'exaltation, le vertige d'être. L'existentialisme réalise le fantasme moderne d'être à soi son propre dieu, sans morale absolue. L'existentialisme a pris la place de Dieu sur le plan ontologique (créateur) et lui a supprimé par là même tout regard moral universel.
Il existe cependant une morale dans l'existentialisme français (question du salaud), mais en tout cas selon moi, elle ne dissimule que très mal un fond relativiste très ancré.
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par Sei Mar 28 Aoû - 14:45
Merci beaucoup, Wolmar, pour toutes ces précisions qui éclairent le passage auquel je me réfère (précisément le tournant où elle cesse de croire en Dieu et où son désir d'être sa propre cause et sa propre fin s'en trouve légèrement modifié).
Meersch
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par Meersch Mar 28 Aoû - 18:18
Je passe par là et je trouve tes explications très claires, Wolmar. Si jamais ça te dit un jour, je serais intéressé que tu développes un peu ton point de vue sur la morale existentialiste (qui serait selon toi un cache-relativisme). Je connais mal l'existentialisme et ça m'intéresse.
J'en profite pour saluer les quelques interventions que j'ai lues de toi sur ce forum : tu t'attaches à fournir des explications développées et approfondies, c'est très appréciable.

Bonne soirée à tous Smile.
wolmar
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par wolmar Mer 29 Aoû - 20:08
Eh bien merci beaucoup pour ces remarques ; je dois dire que je lis aussi de nombreux messages très instructifs ici, particulièrement en philosophie.
Pour ce qu'il s'agit de la morale existentialiste, je voudrais bien lire un spécialiste pour peut-être apporter des objections à ce que je vais rapidement en dire... En effet, selon moi, la morale existentialiste est profondément relativiste. Cette idée n'est pas détachée de toute référence ni réflexion sur le système de Sartre, qui écrit notamment dans L'existentialisme est un humanisme (qui est un incontournable pour qui veut comprendre ces sujets, très court et très clair) :
"L'existentialiste pense qu'il est très gênant que Dieu n'existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans le ciel intelligible".
"Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu'il y a à faire."
"L"homme se fait ; il n'est pas tout fait d'abord, il se fait en choisissant sa morale."

En l'absence de toute transcendance, il n'y a donc plus de valeur universelle, surplombante, qui détermine quiconque à agir ainsi plutôt qu'autrement. La liberté, centrale chez Sartre au point d'être possiblement un fardeau (pour qui s'en rend compte de façon subite, ou pour qui la refuse), cette liberté ne saurait se voir incliner par des principes quelconques, car alors ils nieraient cette liberté même. Pour que mon choix ait sens, il faut qu'il soit fait entre choses égales : le monde n'a pas de valeur en soi, c'est mon choix, mon acte de conscience qui imprime au monde une valeur. Ces choses égales, ce sont donc, notamment, les valeurs morales : en soi, rien ne m'incline à choisir la sobriété plutôt que la débauche, la rigueur plutôt que le relâchement. Mon caractère (selon le mot d'Alain) est serment : une sorte de fidélité que je me fais à moi-même pour donner l'illusion d'une cohérence, qui est fondamentalement arbitraire, elle n'est le fruit que d'un choix sans détermination préalable, extrêmement épars et fragile, que je renforce seulement par la conviction que je montre à être ce que je suis.
Il me paraît donc sur le plan des références et de la doctrine même, bien difficile de contester, pour autant que je puisse en juger, que la morale Sartrienne est fondamentalement relativiste. De là suivent des difficultés toutefois très épineuses, où, là encore à mon avis, se révèlent des aspects problématiques pouvant aller jusqu'à fragiliser la doctrine, qui décrivant un monde absurde, sans valeur et dépourvu de fondement, en vient à décrire sa structure propre : une doctrine absurde, sans valeur et dépourvue de fondement. Je n'écris pas cela forcément dans un but polémique ; je crois qu'on pourrait le prouver assez bien, mais je reviens à la question de la morale existentialiste.
Il y a d'autres aspects dans cette morale, notamment par la figure d'autrui, qu'on peut juger détestable (celui de mauvaise foi, se cherchant ponctuellement des excuses et niant sa liberté sur un aspect, et le salaud pensant son existence déterminée, non plus dans la justification des actes particuliers mais de soi en général). Autrui est une menace possible (le regard qui me rend chose, et qui supprime ma liberté en me réifiant ; le regard est toujours un regard de Méduse chez Sartre), mais aussi un éventuel allié (dans la Critique de la raison dialectique, Sartre parle du "groupe", capable de s'unir pour accéder à des conditions de vie meilleures). La morale de Sartre serait donc, pour faire très vite, celle qui permet l'expression de la liberté d'autrui ; plus je permets l'extension des possibles pour autrui, plus j'ai une attitude morale. Contradiction selon moi, étant donné qu'il refuse par ailleurs toute primauté d'une valeur sur une autre ; or, ici, une bienveillance visant à permettre le maximum de liberté en l'autre serait prise comme valeur suprême.
Sartre, par la figure notamment du salaud, juge bien qu'il y a de bons projets de vie et des mauvais : ceux, principalement, qui refusent de se voir comme liberté ou qui refusent cela en autrui. J'ai bien du mal à accorder ces considérations avec ce que révèle son analyse du monde comme absurde et dénué de tout sens. On pourrait cependant répondre que justement, Sartre laisse le monde comme il est, absurde, mais réserve à l'homme la possibilité d'une morale et d'une hiérarchie des valeurs en tant que conscience, et donc au-dessus du monde. Mais cela semble se défaire de l'idée de valeurs en soi égales pour permettre un choix réel ; il y a matière ici encore à penser qu'elles inclinent l'esprit plus que d'autres, niant ainsi le caractère totalement libre du sujet dans ce cas.

Bref, il y aurait bien à développer certainement sur ce sujet, mais vous l'aurez compris, je ne raffole pas de l'école existentialiste, même si je reconnais à Sartre un talent d'écrivain, qui s'efforce d'allier profondeur et clarté. Il n'en reste pas moins que ces analyses sont souvent intéressantes à connaître un minimum, tellement certaines idéologies contemporaines en sont imprégnées (le féminisme avec Beauvoir par exemple).
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Beauvoir et la philosophie dans Mémoires d'une jeune fille rangée Empty Re: Beauvoir et la philosophie dans Mémoires d'une jeune fille rangée

par Meersch Dim 2 Sep - 17:31
Merci beaucoup pour cette interprétation de la morale existentialiste, Wolmar !
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